samedi 28 mai 2011

La catharsis du siècle : les artistes et le déclin de la classe moyenne

J'ai suivi avec intérêt cette histoire de l’attaque d’Elgrably-Lévy contre le financement des artistes. Avec intérêt et avec la plus grande panique aussi parce que j'ai la très désagréable impression que la stratégie des artistes à répondre de manière frontale, soit au nom de l’humanisme, soit au nom de la rentabilité de la culture, est en train de perdre de son efficacité. Comme si ces arguments s’émoussaient à mesure qu’ils s’institutionnalisaient. Les réactions que me semblent présentement donner les artistes sont des réponses qui ont tout pour faire se déresponsabiliser le public tellement le dialogue qui s'engage me semble engager les artistes (groupes de représentation autant qu'organismes subventionnaires) et les institutions (gouvernement et organismes subventionneurs). Comme il s’est détourné de la question de la souveraineté sans pourtant cesser d’être souverainiste, le public semble en train de se détourner de la même manière de la question de la condition des artistes, sans pourtant cesser de donner, moralement du moins, son soutien à la culture. Face à cet épuisement apparent des arguments et pour ne pas céder à la panique qu’elle engendre chez moi, je me suis mis à réfléchir sur cette question. Voilà le texte.

La catharsis du siècle : les artistes et le déclin de la classe moyenne

Il y a des bonnes chances pour que tout le monde se sacre de ton petit poème. Que tout le monde se sacre de ton expo de photo, de ton vernissage, de ton film, de ton show de théâtre ou de ton petit groupe de rock, qu’il joue devant 40 ou devant 2000 personnes. Il y a des bonnes chances pour que tout le monde s’en sacre. Mais pas parce que ce que tu fais n’a aucune valeur. Ni parce que personne ne t’aime! Attends, c’est pas ça que je veux dire! Ah! Il y a des chances qu’on s’en sacre plutôt parce qu’on voit en toi l’artiste avant d’apprécier l’œuvre. Et que le grand public ressent aujourd'hui l’urgence de cette représentation, il doit constamment se rassurer sur son existence. Il en va de la stabilité de l’ordre social.

Maudite relève, relève maudite 


La quantité de gens oeuvrant de près ou de loin dans le milieu culturel est aujourd'hui effarante. Et là, je ne parle pas uniquement des professionnels. La fréquentation à un moment de la jeunesse d’une forme ou d’une autre d’expression artistique a été à ce point intégrée dans l’imaginaire occidental qu’elle est peut-être en train de devenir un rite de passage. Qui n’a jamais au moins une fois, durant son adolescence ou sa vingtaine, assisté au spectacle amateur d’un de ses amis ou d’un de ses cousins? Ce phénomène est à ce point important qu’on a créé un nom et une catégorie spéciale à ces artistes, la relève, dans laquelle toute une société fonde, pour des raisons que j’essaierai d’expliquer ici, ses plus grands espoirs.
Quand on veut critiquer les artistes, on les accuse d’être des assistés sociaux de luxe. On les accuse de ne survivre que grâce au financement de l’état, alors que le contribuable, lui, travaille et paie des impôts pour autre chose que pour des spectacles ou des expositions qu’il n’ira pas voir, des films qu’il n’ira pas voir et des livres qu’il ne lira pas. Et quand on considère qu’il y a trop d’artistes, on pointe du doigt un vague problème de surfinancement public qui se règlerait immédiatement si on leur faisait subir les lois du marché. Mais c'est prendre le problème à l’envers : il n'y a pas d’artistes parce qu’il y a du financement, mais plutôt du financement parce qu’il y a des artistes. Et si plusieurs organismes effectivement financés en partie par les contribuables arrivent à donner l’illusion qu’une chose comme « le travailleur culturel » existe, ce financement est ridiculement disproportionné en regard de tous ces artistes à temps partiel qui constituent l’immense majorité du milieu culturel québécois. Loin d’être des béesses de luxe, les travailleurs du milieu culturel sont plutôt les professionnels les plus risibles du capitalisme occidental : s’ils travaillent, ils le font pour à peu près rien. Et plus personne ne s’illusionne sur les possibilités à long terme de gagner convenablement sa vie dans ce milieu. Bon, j’ai fini avec les détails que tout le monde répète tout le temps. C’est maintenant que le fun commence.

Étrangement, si on observe un peu de quoi est constitué ce milieu culturel, on y trouve une grande homogénéité. La plupart des gens proviennent de la classe moyenne, très peu des classes défavorisées, très peu des populations migrantes, et très peu aussi, on s’en étonne, des classes supérieures qui devraient pourtant avoir été suffisamment et mieux exposées aux splendeurs monumentales des arts et de la culture. L’évidence est que les artistes proviennent, pour la plupart, de la classe moyenne, pour des raisons démographique certainement, mais il y a peut-être plus. Serait-ce parce que la classe moyenne a su cultiver mieux qu’ailleurs l’intensité de la vocation d’artiste, cette soi-disant lumière intérieure qui vous pousse à tous les sacrifices au nom de l’Art parce que VOUS, vous seul êtes en mesure de réaliser les ambitions qui bouillonnent en vous? Pourquoi, sincèrement toute une population aspirerait aujourd'hui à la culture? 
La sociologie de l’art, Bourdieu en tête (cf. Les règles de l'art, Seuil, 1992, et, surtout, La distinction, Minuit, 1979) propose une explication simple : la figure de l'artiste correspond à une stratégie d'ascension sociale, et ce, depuis l’émergence au dix-neuvième siècle d’une société où le système des classes est plus perméable. On peut ainsi naître pauvre et aspirer par le travail acharné à une situation sociale supérieure. C'est le grand récit de l’époque moderne, de Napoléon au rêve américain. L’artiste n’est évidemment pas la seule figure d’ascension sociale. L’étudiant ou le jeune entrepreneur peuvent eux aussi prétendre à ce titre, mais l’artiste incarne une stratégie sensiblement différente qui explique son immense succès présentement, malgré l’absence de perspectives d’avenir dans le milieu culturel. Dans la figure de l’artiste, en effet,  le capital symbolique se distingue du capital économique. Lui seul peut aspirer à la distinction sociale sans avoir au départ de moyens et sans même en avoir à la fin. Commencer pauvre, le rester, mais entre les deux devenir quelqu’un, sentir que toute cette énergie déployée au quotidien a malgré tout un sens pour quelques-uns, que ce ne sera pas perdu. C’est une aspiration modeste mais légitime.
Si la communauté artistique provient majoritairement ici de la classe moyenne, c’est peut-être justement parce que la classe moyenne a pris conscience de son irrémédiable déclin économique. On anticipe même son effritement et sa disparition à plus ou moins long terme. Un article sur Cyberpresse le remarquait encore récemment. Il n'y a pas de pire situation que celle d’un groupe qui prend conscience de son déclin. Et faire partie de la classe moyenne se résume plus ou moins à ça présentement. Le mouvement semble amorcé et on constate bien tout autour qu’en plus de voir les salaires plafonner, on constate aussi que les conditions de travail se dégradent. Travailler plus pour gagner moins n’est pas qu’une boutade issue de la politique française, c'est la réalité frustrante de la plus grande partie de la population.
Et comme pour en rajouter, on constate non seulement que les conditions se dégradent, mais qu’il est de plus en plus difficile de progresser socialement. Car la classe moyenne est en train de perdre aussi le pouvoir démocratique et social qui assurait la perméabilité des classes entre elles. Il est en train de devenir impossible d’être admis dans une grande université, d’être invité à siéger sur les conseils d’administration des grandes entreprises ou de pénétrer dans les clubs et les regroupements d’hommes d’affaires où se créent les liens entre le pouvoir économique et le pouvoir politique. Cette nouvelle classe sociale est anticapitaliste dans sa manière d’accumuler impunément l’argent sans la réinvestir dans la création de richesse ou de produits, elle est aussi antidémocratique dans sa tentative de prendre le contrôle de l’appareil d’état, et antisociale car elle bloque systématiquement les échanges avec le reste de la population. Par leur faute, la société est entrée dans une phase de stratification impitoyable. Cette population est sans doute démographiquement minoritaire, une base aussi cynique que crédule dans l’illusion qu’elle y gagnera au change quand la dernière miette de l’état-providence aura été erradiquée lui assure présentement le contrôle politique et économique.
Si cette base de militants de droite provient elle aussi en grande partie d’une classe moyenne en plein déclin, elle n’en constitue pas le tout. Elle partage néanmoins le même ethos : une grande crise de conscience collective où l’on fait tout pour ne pas s’avouer que travailler ne veut plus rien dire. D’un côté, la classe moyenne sait que plus elle travaillera, moins elle gagnera, et de l’autre elle comprend aussi que l’avancement social est désormais devenu impossible.
Nous sommes entrés dans une période de déflation du travail où il serait peut-être préférable de ne pas travailler étant donné qu’on gagnera moins l’année prochaine pour le travail équivalent. Quiconque travaille a plus ou moins conscience de cette poussée déflationniste du travail, et pour y pallier, on se reporte sur des justifications morales de toute sorte justifiant la poursuite d'une activité désormais dépourvue économiquement de logique. On continue de travailler pour sa famille, on le fait pour se payer des petites vacances au moins une fois par année, on le fait pour ne pas rester toute sa vie à loyer, on le fait parce que « personne ne le fera si on n’est pas là pour le faire », etc. On le fait, finalement, pour toutes sortes de raisons qui excluent désormais cette idée que le travail améliore les conditions de vie et, par là, nous donne un statut.
Cette crise est amplifiée par cette autre réalisation plus ou moins confuse que la classe supérieure s'enrichit impunément, et qu’elle est en train de prendre le contrôle du pouvoir politique et social. Cette réalisation est confuse parce qu’on cache habilement les manifestations de la richesse. Il n’y a pas d’image pour un circuit d’abri fiscal, pas d’image pour une négociation à huis-clos, pas d’image pour une réunion d’actionnaires et pas d’image non plus des réseaux sociaux de ceux qui siègent annuellement sur trente ou quarante conseils d’administration d’entreprise. La classe moyenne ne voit jamais ce quotidien de la classe dominante, comme elle ne voit pas non plus comment elle pourrait faire pour renverser la prise de contrôle définitive à moyen terme de cette classe sur tout l’appareil de pouvoir.
La seule image positive qui reste, la seule image qui fait encore sens au milieu de ce qui apparaît comme un inévitable déclin, c'est l’image de l’artiste. L’artiste peut bien croire que son activité consiste à créer des œuvres, des propositions esthétique ou des produits culturels, sa plus grande réalisation, et peut-être la seule qui justifie son statut aux yeux du grand public, c’est la possibilité qu’il repésente pour quiconque d'échapper au déclin inévitable du milieu d'où il provient.
Ainsi, l’artiste travaille bien, comme il l’a toujours fait, dans l’imaginaire et la représentation. Mais il ne le fait plus directement par l’expérience que procurent ses œuvres ou par le sens qu’on peut leur donner. Elles font plutôt figure, pour le grand public, d’une caution à cette représentation autrement plus importante et signifiante de l’artiste lui-même, de ce corps où se disjoingnent pour un instant capital symbolique et capital économique. Chaque artiste, dans le bref moment où il est reconnu comme tel par le public, constitue ainsi une petite utopie collective, un écran où la classe moyenne se libère un instant du poids de son irrémédiable destin. C’est peut-être le sens qu’on peut donner à cette relève si foisonnante et si peu productive finalement d’œuvre : elle apparaît comme une surface de projection autrement plus satisfaisante que l’art lui-même qui n’arrive qu’à divertir ces foules de « boulimiques culturels » de leur propre condition.

Saccage d’imaginaire



Je sais pertinemment que les arts et la culture ne sont pas que cela. On peut trouver au milieu du fatras une expérience du sublime interdite à tous les autres domaines de la réalité humaine qui me font croire que l’existence ne devient sensible qu’à partir de ce réseau tissé de vingt siècles de documents et d’œuvres. Mais ce genre d’argument est risible pour la noblesse inculte de la Nouvelle Noirceur.
Que pouvons-nous ainsi répondre à ces populistes de droite qui tentent de discréditer toute forme de financement des arts? Quels arguments de marde nous faudra-t-il sortir pour arriver à les faire taire? C'est la mode depuis quelques années d’invoquer à l’intention des idéologues de l’économie des arguments financiers pour justifier le maintien du soutien gouvernemental à la culture. Il serait triste d’y ajouter des arguments de contrôle et de sécurité, mais parce que ces populistes antidémocratiques ne veulent rien entendre aux choses de la communauté, de la filiation, de l’imaginaire et du fantasme nous sommes réduits à affirmer que, oui, les artistes contribuent probablement, et à peu de frais, et d’une manière positive au maintien de l’ordre social, en empêchant la plus grande partie de la population de céder à ses propres pulsions de mort. Elle n’ose pas encore s’avouer qu’elle mourra dans le désoeuvrement et la pauvreté mais, à travers la figure de l’artiste, accepte qu’on peut tout perdre et conserver un statut. Commencer pauvre, le rester, mais entre les deux avoir été quelqu’un, laisser une trace. C’est une aspiration modeste mais légitime. Et l’artiste est, de ce point de vue j’imagine, un mal nécessaire.
En réduisant le financement de la culture, on ne le fera certainement pas disparaître, mais on fera disparaître son imaginaire. En faisant disparaître l’espace de la critique, les œuvres perdent leur sens et deviennent des produits de divertissement conçus par des artisans qui n’ont plus ce pouvoir de
projection que possède l’artiste. En faisant disparaître les lieux de la performance, on fait disparaître le spectacle de la présence de l’artiste, son corps où se fracture pendant un instant le lien indissociable entre le capital économique et le capital symbolique. Il y aura bien encore des artistes, mais ils retourneront dans l’espace privé des amateurs et des spécialistes qui, eux, n’ont rien à faire de cet écran où la classe moyenne se déleste de ses émotions de ce qui restera peut-être la plus grande catharsis collective du vingt et unième siècle.
Saccager non pas les conditions matérielles et économiques des artistes (ils sont trop résilients là-dessus pour ça) mais l’imaginaire de l’artiste ne peut contribuer, de ce point de vue j’imagine, qu’à l’accroissement du désordre social pour cette population en déclin à qui l’on retirera le dernier rampart contre l’aliénation définitive d’une société qui lui retire peu à peu ses privilèges.
Pour finir, j’aimerais raconter quelque chose. Le père de mon père gagnait sa vie difficilement en colportant en Gaspésie des babioles de porte en porte, laissant à eux-mêmes ses quatorze enfants avec un salaire de misère. Mon père m’a d’ailleurs raconté souvent qu’il arrivait parfois à lui et ses frères et lui de voler pour manger. Comme dans Charles Dickens! Le père de ma mère quant à lui bûchait l'hiver et cultivait l'été, comme dans les romans tu terroir. Et il en serait sûrement demeuré ainsi si le financement public n’avait permis l’établissement de la gratuité scolaire et que l’ouverture des gouvernements aux revendications des travailleurs n’avait permis de leur fournir des conditions incomparablement plus favorables que celles de leurs parents. Toute sa vie, mes parents ont pu conserver le même emploi dans des conditions qui leur ont permis de s’acheter une maison et d’élever leurs enfants.
Ce que je raconte là est d’un ennui, vous me direz. Il n’y a là rien d’original, c’est l’histoire de la Révolution tranquille, vécue presque à l’identique dans des dizaines de milliers de familles. Mais comme des dizaines de milliers de personnes, je ne peux aspirer à mon tour à une telle stabilité, et ce même après avoir terminé des études universitaires. Plus important encore : nous sommes des dizaines de milliers à avoir la même conviction du déclin de notre nom, de notre lignée. On dit aussi de moi que je suis un artiste. Comme des milliers d’autres. Il n'y a là rien d’original. Qu’on s’imagine maintenant ce qui se produirait si on réduisait progressivement les conditions économiques qui rendent possible le maintien de cet espace où nous retirons une quelconque forme de distinction non seulement pour nous mais pour tout un peuple en crise. Je suis certain d’une chose : je n’accepterai pas de devenir colporteur comme l’était mon grand-père. Et encore moins bûcheron... Qui peut savoir de quel désordre, de quelles violences est capable toute une population désespérée sans statut ni moyens?

Je déteste qu’on dise de moi que je suis un artiste. J’aurais préféré faire autre chose, quelque chose comme de la littérature. Mais il y a de bonnes chances pour qu’on se sacre de mon petit poème.

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Les images proviennent des archives de la police australienne et sont tirées du site Historic House Trust, via La boîte verte.

Remerciements: cette note a été rendue possible grâce à une subvention du Fonds québécois de la recherche en sciences humains (FQRSC). Et je déconne pas, la figure de l’artiste comme fantasme social, c’était le sujet de mon postdoc en recherche-création! L’auteur tient à en remercier l’organisme.