dimanche 3 juin 2012

Pour ne pas qu'advienne la dictature tranquille


Je n'aime pas du tout faire de la politique-fiction, mais l'époque m'y contraint. La dystopie est démoralisante, on aime mieux l'utopie, mais il est parfois nécessaire d'y jeter un coup d'oeil pour anticiper ces coups durs qui pourraient mettre à terre le soulèvement enthousiaste d'une génération. Sonder l'horreur de ce qui, il y a peu, était encore impensable, permet d'éviter le traumatisme et les réactions inconsidérées. La profonde nouveauté de ce printemps québécois a d'ailleurs jusqu'ici été celle-ci: le soulèvement s'est fait de la manière la plus mesurée.
Ce genre d'expérience de pensée constitue aussi une sorte d'ironie renversée où, au lieu de dire le contraire de ce qu'on pense en mimant la position inverse pour en faire apparaître l'absurdité, on fait aboutir dans une fiction du pire ce que cette position inverse a de potentiellement tragique. Il arrive qu'à certaines périodes, une société se trouve dans un état si malade que l'ironie ne fonctionne plus, car la violence des propos des suppôts du pouvoir ne peut plus être débusquée, amplifiée, démasquée. Elle apparaît au grand jour et, surtout, devient imperceptiblement acceptable pour une opinion publique en plein dérapage idéologique. Dans ces moments terribles, le cynisme devient la norme pour un présent qu'il devient de plus en plus difficile de dénoncer et l'ultime recours est encore d'anticiper, de projeter dans l'avenir le germe de ce qui pourrait demain devenir, tragiquement, la norme.

La dicature tranquille

J'affirmais récemment qu'une politique totalitaire canadienne était subitement devenue pensable. Qu'elle soit devenue seulement pensable, qu'elle ait ouvert cet espace dans notre imaginaire politique, restera peut-être avec le recul la seule chose que nous retiendrons de ce gouvernement libéral. Il aura rendu possible, même seulement possible, la dictature tranquille, et sa possibilité constitue un événement tragique sur la scène politique. Comme la révolution tranquille dont elle est la contrepartie, la dictature tranquille ne se ferait pas dans la violence et dans le sang, mais par un système d'amendes et d'une conception de l'"illégalité tolérée" qui donnerait au peuple l'impression que le seul parti au pouvoir est magnanime dans sa volonté de préserver la liberté d'expression et d'association. La dictature tranquille se ferait en préservant toutes les apparences de l'exercice démocratique et surtout, son discours, son langage, son vocabulaire. Elle n'est encore qu'au stade de l'expérience, mais les éléments se mettent en place pour assurer sa relative pérennité, notamment dans la population.

Ce qui a malheureusement commencé d'apparaître depuis quelques semaines, et qui est aussi terrifiant que les politiques du seul parti libéral, c'est ce qu'on pourrait appeler le "fascisme dédiabolisé" au sein d'une population que la hausse des frais de scolarité indifférait jusque là, mais qui se radicalise en réponse à la radicalisation des opposants au parti libéral. Nous nous ravissons présentement devant le retour triomphant de la pensée de gauche dans l'espace public, mais nous n'avons pas encore commencé à prendre la mesure de sa contrepartie qui se trouve présentement aspirée dans une spirale délirante de haine et de mépris qui lui fait en appeler au meurtre des opposants au régime en place, même s'ils se contenteront à la fin de leur humiliation publique. Ces néofascistes, parce qu'il convient de les nommer ainsi, sans emphase rhétorique, survivront aux prochaines élections, quel que soit le résultat. Ils trouveront des appuis dans les classes supérieures de la société qui les financeront et, pire encore, nous devrons fort probablement nous résigner et apprendre à vivre avec eux, comme l'Europe a dû apprendre à vivre avec les partis d'extrême-droite. L'exception en est cependant que ces néofascistes canadiens ne ciblent pas l'immigrant comme menace, mais bien le "gauchiste", c'est-à-dire, arbitrairement, toute personne soupçonnable de délit d'opinion. L'ère de la délation a commencé, on prendra acte de sa terrifiante logique dès le retour en classe, car la loi 78 invite explicitement à la délation en milieu scolaire.

La Charte des droits et libertés continuera en apparence de protéger ces citoyens, mais on peut déjà voir par les mesures mises en place comment la charte pourrait être contournée et son application reportée. Le régime en place pourrait ainsi retirer son financement ou ses crédits d'impôt, dont l'attribution se fait déjà au cas par cas, aux entreprises et aux individus qui auront pris position contre le régime en invoquant différents prétextes sans lien avec la liberté d'expression. La contestation, encore possible au départ, deviendrait de plus en plus difficile à mesure que le régime nommera les juges et les arbitres chargés de trancher sur les questions, abolissant ainsi subrepticement la séparation entre le pouvoir judiciaire et l'exécutif.


La première mesure de la dictature tranquille pourrait bien être une idée du genre d'aller en élection sur un projet d'abolir les cégeps pour les arrimer aux commission scolaires. La loi 78, qui empêche toute manifestation ou toute opposition à l'intérieur ou à proximité des établissements d'enseignement, rend pensable ce projet. L'élection la reconduirait indéfiniment pour permettre une soi-disant "modernisation du système d'éducation" qu'une bonne partie de la population, excédée par  les manifestations des derniers mois, pourrait applaudir le projet. Une telle idée, grossière, ignoble, aurait pour effet d'enrager instantanément tous les opposants au parti libéral sur ce sujet, qui utiliserait cette rage à son avantage et pourrait faire oublier les scandales de corruption.
La véritable visée d'un tel projet serait bien sûr de retirer de manière permanente à tous les étudiants du collégial leur liberté d'association et d'expression. Elle pourrait donner aux néofascistes l'humiliation publique dont ils rêvent, et assoirait un peu plus la pensée de la répression à tout prix des opposants au régime. Pis encore, la réélection du parti libéral donnerait un minimum de légitimité à cet appareil de collusion pour en officialiser le fonctionnementà travers une révision de l'idée de partenariat public-privé à laquelle le parti n'a jamais véritablement renoncé.

Tout ça, évidemment, n'est encore que du domaine de la politique-fiction, mais cet espace de l'imaginaire s'est ouvert depuis la mise en place de la loi 78, et ses opposants ont présentement cette responsablilité lourde, dramatique, d'envisager tous les moyens possible pour empêcher toute actualisation de cette dystopie de la dictature tranquille qui n'en est encore qu'à l'état de virtualité dans l'espace politique. La mobilisation inespérée de centaines de milliers de citoyens doit pour cette raison se poursuivre, festive et optimiste comme elle a commencé à l'être, ouverte sur l'espace de pensée que la rue a aussi ouvert en même temps dans l'espace politique québécois.

Quelle serait la meilleure réponse à  ce coup fourré du parti libéral? J'en ai aucune idée. J'avoue que je suis plus porté au tragique qu'à la stratégie.

Image: Ryoji Ikeda, Datamatics [prototype-ver.2.0]2