mardi 26 novembre 2013

Ricardo, cet essayiste

Ed Hardcore publiait hier sur Terreur Terreur une réaction-à-la-réaction de ce que Ricardo, le monsieur sexy qui fait des recettes, remportait le Prix du grand public 2013 du Salon du livre dans la catégorie "Essai et vie pratique". Ed s'irrite que le milieu littéraire pète sa coche sur Facebook quand il y eut bien également un prix "littérature" remis à une auteure que je ne connais pas mais qui, par ce prix, vient de perdre sa chance de remporter les honneurs à notre prestigieuse Académie de la vie littéraire, les seuls qui comptent vraiment en littérature au Québec. Il se fâche contre les hipsters, il se fâche contre ceux qui crachent sur le grand public et sur les prix que le grand public donne. La grosse affaire. Et puis il réitère à Ricardo ses "sincères" félicitations, et là c'est drôle parce que le lecteur fixe intensément le "sincères" dans les yeux sans pouvoir déceler l'intention réelle. Ironique? Pas ironique? Dangereux? Ce "sincères" est un bad boy ténébreux.

Mais le problème, ce n'est pas qu'il y ait un prix du public. Le problème, c'est qu'il y ait une catégorie "essai" dans laquelle un livre de cuisine puisse remporter un prix. Le problème c'est que les gens qui font des livres de cuisine sont des éditeurs commerciaux dont le tirage énorme permet de dégager une marge suffisante pour faire un peu de profit et continuer de faire rouler la boîte. Le problème c'est que ces gens sont à peu de choses près dans la même situation que ceux qui en 2010 ont fait valoir aux organismes subventionnaires canadiens que les revues à potins, les revues "grand public" qui se vendent bien mais pas aussi bien qu'avant, que ces revues constituaient du contenu culturel et qu'elles devraient être subventionnées avec les mêmes enveloppes que les revues "culturelles" qui selon eux n'intéressent personne et sont pour cela de l'argent perdu pour les contribuables canadiens qui ne peuvent en profiter. Résultat : après une réorganisation des critères d'admissibilité destinée à satisfaire les magazines commerciaux, il faudrait maintenant que Spirale ou Liberté ou Moebius ou Jet d'encre, etc. atteignent un quota de 5000 exemplaires vendus par année. Macleans n'a pas ce problème, Sélection du Reader's Digest n'a pas ce problème, La semaine n'a pas ce problème. Summum non plus n'a pas ce problème.

"Yé, deux pommes!", entend-on s'exclamer à la cafétéria de la revue culturelle.
Et maintenant, trois ans après, ce ne sont plus uniquement les revues, c'est toute l'industrie du livre qui perd de l'argent, et ceux qui en perdent le plus sont les gros éditeurs commerciaux qui ont des besoins de capitalisation énormes pour continuer à produire au même rythme, et ce, même en comptant sur le réseau commercial qu'ils dominent sans partage. Ces grands éditeurs sont de plus en plus prompts à faire valoir qu'une industrie du livre subventionnée profite à plus de contribuables qu'une littérature subventionnée. Et quand on aura bien fait entrer dans la tête des contribuables qu'un livre de cuisine constitue un "essai", Ricardo et son équipe pourront faire valoir que 200 000$ dollars du Conseil des Arts investis pour un livre d'ARTS de la table pourront en rapporter 400 000$, ce qui est 100 fois mieux que 20 000$ remis à un projet d'essai littéraire qui risque de ne rien rapporter en matière de visibilité culturelle, de rayonnement culturel, de patrimoine culturel et d'expression de cette culture-vivante-et-riche-qui-nous-rassemble. Et si le Conseil des Arts refuse de donner de l'argent à Ricardo, les lobbyistes du livre travailleront à rediriger les budgets du Conseil des Arts vers un nouvel organisme plus en synergie avec les "goûts du public" qu'ils pourront appeler le Conseil de la Culture ou Culture Canada, ou whatever.
La ligne du risque de Pierre Vadeboncoeur, telle qu'imaginée par un amant des beaux livres qui ne sait jamais quoi acheter à un "beau-père qui a déjà tout".
Les subventions pour l'édition et la littérature sont plus fragiles qu'on pense. La mentalité de gestionnaire qui sévit chez tous les grands partis, au fédéral comme au provincial, est déterminée à couper les vivres aux revues culturelles. Ensuite ce sera le tour des éditeurs littéraires, après : les auteurs. Les auteurs d'essais-pas-pratiques, puis les poètes qui ne gagnent pas de prix, puis les poètes qui gagnent des prix, puis les auteurs de romans qui ne reflètent pas tout à fait nos valeurs. À la fin il ne restera que de belles choses qui parlent au vrai monde, chiffres de ventes à l'appui. Et les fanzines délirants d'Henriette Valium parce que lui personne peut le tuer. Et le grand public pendant tout ce temps, aura participé dans une joie béate à accélérer ce processus sans jamais avoir la moindre idée de ce qu'il aura perdu en cours de route. Tout ça pour que le livre, LE LIVRE, puisse continuer de vivre, peu importe le contenu, peu importe la forme. Ce grand public finira par croire et affirmer sans ironie que lire un livre de cuisine c'est quand même lire, c'est quand même participer à cette fascinante aventure intellectuelle inaugurée par Gutenberg. Et le grand public versera une larme émue au son de la tranche qui craque et à l'odeur acidulée des pages lustrées pleines de photos d'effilochés de porc et de bok choi aux couleurs saturées. Et nous, les littéraires, pendant ce temps-là, nous continuerons à manger de la misère, en suivant la recette de marde mijotée compilée dans un essai/vie pratique qui se vendra fuck all.