Deuxième fragment de cette grandiose fresque essayistique sur le "shootem'up" et la culture que je me suis décidé à écrire après deux journées complètes passées à jouer à Touhou 9,5 "Shoot the Bullet", c'est-à-dire à méditer sur le sens de l'existence dans ce locus terribilis qu'est le "rideau de balles". Et puis pour me reposer entre deux séances, je lisais Blanchot et c'est ça que ç'a donné.
Comme je l'ai déjà dit, ce genre du Danmaku constitue en fait le résultat d'une ligne de fuite prise par un genre de jeux 2D tombé en déclin une fois venue l'époque des consoles 3D. Le Danmaku s'est élaboré en marge du marché par des amateurs et pour des amateurs de "Shoot'em up" qui, loin de se cloîtrer dans une nostalgie intempestive et un peu malsaine pour les jeux du "temps où il y avait des bons jeux", ont plutôt emprunté une courbe d'intensification du genre qui les a menés aux limites d'une expérience cognitive propre aux jeux vidéo. Vue sous cet angle, cette situation ne peut qu'inviter à un parallèle avec la littérature moderne. Car la littérature a subi elle aussi au vingtième siècle le même processus de déclin et de marginalisation lorsque sont apparues des formes de divertissement de masse mieux adaptées aux possibilités technologiques et au public qu'elles créaient à mesure. Et non seulement il s'est produit un processus d'intensification de la littérature vers une recherche de son irréductible littérarité, la conception même du sujet que cette expérimentation a eu pour effet de mettre au jour est analogue à celle qu'on peut inférer du Danmaku.
Qu'est-ce donc à dire? Que Balzac est à Gradius ce que Joyce est à Mushihimesama Futari (qui contient "the hardest boss ever" selon Youtube)? Qu'on devrait enseigner Touhou 9,5 (et peut-être même le 11) en séminaire? Tout ça est bien intéressant, mais il me semble que ce parallèle, en plus d'être amusant, peut nous permettre d'avance quelque chose sur ce qu'est ou ce que devrait être la littérature actuelle.
Le Danmaku nous entraîne vers une expérience-limite à laquelle ce sous-genre seul peut donner accès. Cette expérience, je le rappelle, touche littéralement à une limite neurologique, elle nécessite une concentration et un entraînement peu communs (j'arrive même pas à passer le troisième niveau et la courbe de difficulté est exponentielle!). Bien que cette expérience soit ludique, elle m'apparaît néanmoins esthétique en ce qu'elle pose une question avec une précision désarmante à partir d'un type particulier d'affect, ce à quoi n'arrivent par la plupart des genres commerciaux préoccupés avant tout par un rendement commercial qui implique une dynamique d'intensification de l'expérience moins bien définie. Sa pertinence est donc esthétique et non pas commerciale et ce n'est qu'à partir de ce genre d'expérience qu'on peut commencer à penser une légitimité esthétique du jeu vidéo (et non pas, comme il se disait dans les années 90 au sujet de Myst, qu'ils pouvaient devenir un art parce que ça s'adressait aux adulte et que les "graphiques étaient beaux"...), et par là, commencer à faire le ménage dans la hiérarchie des expériences valables que peuvent nous apporter les jeux vidéo. Quel est le parallèle à faire avec la littérature? Cette idée d'expérience-limite comme critère de l'esthétique me semble plus viable que n'importe quelle autre conception pour donner un sens à la littérature. On sent qu'on arrive aujourd'hui à une limite de son sens historique. L'histoire littéraire est irrémédiablement bloquée par le culturel et rien ne semble permettre d'assurer une continuité entre l'histoire et l'actualité. En contrepartie, la possibilité du lecteur de faire une expérience esthétique à partir de la lecture d'un texte excède l'ordre historique. On pourrait toujours considérer que ce critère de l'expérience-limite est un critère résolument moderniste, et donc forcément dépassé (!), mais là, pour sortir quelque chose de convaincant dans cette direction, je pense vraiment qu'il faudrait trouver une conception inclusive du littéraire qui ramasserait toute notre époque, prix académiques et best-sellers compris. De toute manière, les gens qui pensent comme ça doivent se la péter tous les vendredis soir sur World of Warcraft ou au XBox 360 parce qu'ils ont les deux pieds dans ce rêve culturel qui constitue notre actualité, pendant que nous on vivote en marge dans nos petites affaires open source.
Il y a un autre parallèle à faire avec le littéraire. C'est qu'on peut nettement sentir en ligne que ce sous-genre est soutenu par une communauté qui ne peut accéder à cette expérience-limite qu'à travers ce type de jeu. On ne joue donc pas à Touhou 9,5 (ou 10 ou 11, etc.) pour célébrer ce genre institutionnel qu'est le "shoot'em up", mais bien parce que cette expérience est spécifique au sous-genre. Ce qui distingue cependant la littérature du "shoot'em up" (c'est drôle à écrire ça!), c'est que la littérature bénéficie justement d'une institution qui permet d'inscrire dans la durée cette communauté d'expérience, ce que ne posséderont peut-être jamais les amateurs de Danmaku dont le souvenir de leur aventure cognitive disparaîtra peut-être avec eux. Comment pourrait-on s'arranger pour que cette expérience puisse survivre à ceux qui l'ont découverte pour la première fois? La question reste ouverte. Comme elle le demeure aussi présentement en littérature, elle intéresse la littérature dans la mesure où les modalités de communication entre les instances institutionnelles qui la préservent et les communautés qui la construisent en marge restent toujours à définir, malgré une volonté des deux parties. Je le sais, je fais mon postdoc dans cet espace dit de "recherche-création" où tout reste à faire. Tant à faire. Tellement à faire. Tellement d'affaires à faire qu'on finit par être écrasé sous le poids de l'existence, qu'on éteint tout et qu'on se repart une petite partie de Touhou 9,5 Shoot the Bullet.
J'aimerai laisser un message intelligemment constructif mais je me limiterai à l'expression de ma joie immense, suite à la lecture (tardive) de ce post dont je partage l'absolue totalité des "assertions". Ca fait un bien fou d'être d'accord, de temps en temps. Une page de plus dans mes favoris.
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