J’étais tout content quand la bibliothèque nationale m’a appelé l’autre jour pour me dire que le livre que javais réservé était arrivé.
Infinite Jest de
David Foster Wallace est en effet plutôt en demande ces temps-ci, étant donné qu’
il s’est suicidé en septembre dernier, que l’idée qu’il pourrait être un jour
LE grand auteur américain des années 90 circule de plus en plus, que dans
Infinite Jest il est entre autres question d’un groupe imaginaire de terroristes indépendantistes québécois,
les « assassins en fauteuil roulant », et que la bibliothèque nationale possède
quatre exemplaires du roman (non encore traduit) qui sont toujours empruntés. Alors l’excitation était à son combe quand je me suis présenté à la section des livres réservés, sous-section verte, code A suivi de plein de chiffres et là, bang! Je trouve le livre…
Au début j'étais genre: Ouais! À moi
Infinite Jest, le livre que tout le monde veut mais que moi seul possède!
Mais après ça j'étais genre: Gn! Ça fait fait genre
1079 pages et c’est écrit en minusculement petits caractères tout tassés.
Et puis là, j'étais genre: Ech! J'ai pas deux semaines à temps plein à consacrer à ça. J'ai pas un mois de congé à consacrer à ça.
Après j'étais genre: Bj... Qui a deux semaines à temps plein à consacrer à ça? Qui a un mois de congé à consacrer à ça? Je regarde la tranche et
c'est tout propre. Il est peut-être sorti tout le temps, il est peut-être réservé tout le temps, mais cet exemplaire n'a assurément jamais encore été lu.
Après, j'étais genre momentanément à court d'onomatopées.
En fait, c'est assez étrange comme conception de la littérature, ce genre de roman gigantesque postmoderne qui se présente comme un fouillis de références obscures. C'est le cas aussi d'
Underworld de Don DeLillo (832 pages) et de
Gravity’s Rainbow de Thomas Pynchon (760 pages). Ces livres sont plus grands que nature, exigeant une culture improbablement vaste et un investissement de lecture incroyablement long à une époque où plus personne n’a d'énergie à consacrer aux romans. Dans le temps de Proust, de Tolstoï ou de Musil, on peut comprendre, il n'y avait pas grand chose à faire le soir ou la fin de semaine (y avait-il seulement des fins de semaines dans ce temps-là?). Une fois que les gens qui se respectaient étaient rentrés de promenade, ils pouvaient toujours se pogner une fresque en attendant de se coucher. Mais de faire aujourd'hui des livres aussi monstrueux c'est autre chose. Ces livres ne sont pas tant faits pour être lus que pour représenter le caractère monumental de la littérature, d'une littérature toujours aussi signifiante mais de plus en plus écrasante, inaccessible pour le public. Et le plus étonnant, c'est que cette littérature est loin d'être difficile d'accès. Elle n'a ni l'exigence des expérimentations langagières de Joyce, ni le raffinement baroque des intrigues de Nabokov. Sa difficulté se situe uniquement au niveau de l'investissement de temps qu'elle demande qui fait en sorte qu'elle ne peut s'inscrire nulle part dans le quotidien des consommateurs culturels ordinaires. Cette littérature conserve ainsi de cette manière son indépendance et son intégrité, et crée par là un type de littérarité étonnant, fondé exclusivement sur une pratique de la lecture qui excède son époque et s'impose contre toutes les autres pratiques de consommation culturelle... En fait contre la pratique même de consommation culturelle. Mais l'engagement qu'elle exige de la part du lecteur possède un petit quelque chose de scandaleux, il est tel qu'il demande à celui-ci de cesser toute activité pendant un temps incroyablement long. Et finalement c'est quand même gonflé pour un auteur d'écrire un livre comme ça, ça demande une confiance aristocratique en son propre talent.
Et puis j'étais encore à la bibliothèque et j'étais genre: Pfou, c'est lourd dans mon sac.
Et rendu à la maison j'étais genre: Tchecke ça Rosemarie le gros livre.
Et puis là:
Bubble Spinner.
Image: Combien de livre de Mathieu A. équivalent à
Inifinite Jest en termes de nombre de caractères? Les données recueillies lors de cette observation pourraient permettre le développement d'un équation permettant d'établir un indice universel de confiance aristocratique des auteurs en leur propre talent.