jeudi 15 octobre 2009

le beau du "plus beau" - suite

J'en étais à dire que les histoires de livres dont le titre a l'air de "les cent plus beaux x de y", les littéraires ne savent pas quoi en faire. Et que ça pose un problème dans la mesure où, finalement, nous en sommes plutôt jaloux parce que ces livres grand public ont gardé un concept de beau quand nous, de notre côté, nous n'avons plus rien à dire sur la beauté. On pourrait être vraiment méchants et se lancer à bras le corps dans le cynisme, mais j'ai peur que si ça continue on finisse par pleurer dans un coin à force trouver que le monde est laid et compliqué.

Pour éviter de me retrouver dans cet état lamentable, je me suis mis à faire des recherches. Et j'ai fini par trouver quelque chose de pertinent sur ce sujet. La philosophie de l'esthétique, depuis quelques années, a aussi vécu une crise. La postmodernité a frappé dur, son relativisme a laissé tous les concepts classiques un peu étourdis et l'esthétique s'est retrouvée à passer de mauvais moments pendant que la sociologie de l'art lui damait peu à peu le pion et se révélait le meilleur discours esthétique pour expliquer l'art au vingtième siècle (j'invente rien, c'est dans le Que sais-je sur l'esthétique de Carole Talon-Hugon, 2004, 127 pages). Mais au sortir de cette crise qui a vu se produire un retour intense et un peu paniqué au concept de sublime de Kant (voir entre autre à ce sujet Jean-François Lyotard, Leçons sur l'analytique du sublime, Galilée, 1991, 294 pages), l'esthétique a véritablement ressuscité un concept, ce que Hume nomme le "goût". Chez Yves Michaud (le philosophe, pas le "Robin des banques") notamment, dont je suis en train de lire le plus joli petit texte intitulé Critères esthétiques et jugement de goût (Hachette, 2005, 118 pages).
L'esthétique du goût de Michaud s'ancre dans ce monde où tout le monde est libre de se poser en spécialiste de la beauté et de revendiquer une légitimité de leur expérience esthétique:
Les connaisseurs de l'art égéen, des miniatures persanes ou de la sculpture animalière du XIXe siècle peuvent bien être plus raffinés que les spécialistes du rap, de la bande dessinée, de la tauromachie ou de l'art des jardins (encore faudrait-il savoir au nom de quels critères, y compris de catégorie sociale et d'habitudes de dépense), - leur expérience de l'art ne s'en avère pas moins être une expérience de l'art parmi les autres.
Mais loin de tomber dans le relativisme le plus bête, Michaud y va d'une réflexion vraiment intense au sujet du spécialiste, affirmant qu'on peut affectivement aujourd'hui se poser en spécialiste de ce qu'on veut, mais uniquement à cette condition que soit possible une transmission universelle de cette expérience de l'art singulière. L'expertise est donc indépendante de l'objet lui-même, elle ne vaut que dans la mesure où elle se fonde rationnellement dans une connaissance et une pratique sensée du jugement de goût. Le spécialiste peut donc être spécialiste de n'importe quoi, indépendement des contenus ou de la maîtrise de son champ d'expertise, la mesure de son expertise se fait sur les capacités qu'il a de prouver la pertinence de son jugement aux autres spécialistes mais aussi aux non spécialistes. C'est de cette seule manière que le discours spécialisé peut retrouver une forme d'universalité, dans la mesure où tous les spécialistes se rejoignent dans leur capacité à communiquer la singularité de l'expérience esthétique que leur domaine recèle.

Ainsi, on peut toujours être passionné des toiles d'Elvis sur velours, il faudra cependant démontrer aux yeux de tous la richesse d'expérience esthétique qu'enveloppe ce champ des toiles d'Elvis sur velours. Cette richesse existe-t-elle? La démonstration reste à faire, mais il ne s'agira certainement pas, comme on le constate régulièrement aux Francs Tireurs ou dans Urbania d'essayer de communiquer une "passion", qui n'est que le résultat de l'expérience esthétique, pas l'expérience elle-même.

On peut maintenant revenir au modèle des "plus beaux x de y". La prétention est immense d'annoncer à tous que l'on va dévoiler au monde les 100 plus belles productions de tel au tel domaine. Et malheureusement l'expertise sur laquelle se fonde cette prétention se fait en dehors du discours et de la pensée dans un jeu d'approbation ou de désapprobation du lecteur qui parcourt distraitement la liste établie en confrontant ses propres expériences à l'expérience du compilateur de la liste. Évidemment, il sera impossible à la fin de déterminer si effectivement cette liste est définitive. Mais le plus dommage est qu'on ne pourra pas non plus savoir exactement quelle expérience esthétique singulière est contenue pour ce domaine précise. Ainsi on ne pourra pas savoir l'expérience ressentie devant une beau texte de chanson du Québec à partir des 100 plus belles chansons du Québec parce que la singularité de l'expérience n'est pas du côté de l'objet lui-même - la chanson - mais de celui qui acquiesce au fait que "la valeur universelle" de sa richesse patrimoniale exceptionnelle "ne fait plus de doute". On ne transmet pas d'expérience de cette manière, on vend plutôt de la basse flatterie en disant "hé vous, les Québécois, si vous aimez l'idée que vous participez d'une culture exceptionnellement riche, voilà un livre qui saura vous plaire".

Il y a présentement tellement d'expériences esthétiques qui se perdent de cette manière, parce qu'aucun spécialiste n'arrive à communiquer la singularité de son expérience esthétique, préférant gesticuler emphatiquement dans une sorte de rituel chamanique de transmutation de la passion. Ce rituel s'effectue à perte parce qu'une fois qu'on sort de cette coterie qui ne cesse d'acquiescer à la flatterie qu'on brade vulgairement, il ne reste rien. Cette universalité, c'est du toc et l'expérience esthétique disparaît en même temps. Et ce n'est pas en laissant se perdre la singularité des expériences esthétiques qu'on fera la démonstration d'une "richesse patrimoniale exceptionnelle".

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