mercredi 6 octobre 2010

Soumission et jeux vidéo

Attention, je vais parler de l'analyse de commentaires portant sur la  critique d'un jeu vidéo... C'est dur à suivre, mais ça vaut la peine. Je pense. Je veux dire: ç'a l'air du stuff de geek, mais au final ça concerne tout le monde parce que ça parle des gros colons pas de culture.

Le blog Brainy Gamer présentait récemment une analyse très juste de la réception violente d’une critique en ligne de Metroid : Other M pour Wii, parue sur le site G4tv.com. Comme le constate Brainy Gamer, Abbie Heppe, l’auteure de la critique, était sans doute loin de se douter que son texte générerait une aussi violente Flame War de plus de 500 commentaires. La critique elle-même porte sur les incohérences dans la continuité de la saga Metroid, et sur la décision de l’équipe de développeurs externe aux précédents épisodes de faire soudainement de Samus, l’héroïne de la série, une femme vulnérable et soumise, à la psychologie binaire, alors que les épisodes déterminants pour le récit que sont Metroid Fusion et Metroid : Zero Mission, Samus apparaissait comme une tête brûlée au passé complexe et sensible aux dilemmes moraux dans lesquels sa situation la place :
In short, you're asked to forget that Samus has spent the last 10-15 years on solitary missions ridding the galaxy of Space Pirates, saving the universe and surviving on her own as a bounty hunter. Instead, Other M expects you to accept her as a submissive, child-like and self-doubting little girl that cannot possibly wield the amount of power she possesses unless directed to by a man.
Là où ça devient étrange, c’est dans la violence et le mépris des réponse des lecteurs de G4tv.com à cette critique somme toute banale et légitime. L’analyse de Brainy Gamer construit de manière sommaire une typologie des commentaires. Il dégage quatre grandes catégories d’arguments :

1- des commentaires violemment misogynes du type « les jeux vidéo c'est fait pour les gars, ça fait que les femmes, hein, décalissez »;
2- des arguments du type « les jeux vidéo sont une forme de divertissement sans plus, la complexité des personnages est secondaire »;
3- des arguments de l’ordre de « la critique de jeux vidéo devrait porter exclusivement sur le plaisir à jouer et sur le réalisme des graphiques, pas sur le récit »;
4- enfin, un type d’argument tout à fait singulier, qui concerne la nature même du jeu vidéo, un argument qui pourrait se résumer à « l’univers du jeu créé par les développeurs est complètement indépendant, et il demande qu’on le critique comme tel, pour sa seule cohérence avec lui-même, sans rien y ajouter de l’extérieur ».

L’analyse de Brainy Gamer s’arrête ici, à la dénonciation de ce refus primaire de la critique et se conclut en plaidoyer pour que l’industrie des jeux vidéo se montre plus sensible aux mauvaises critiques qu’à ce type de commentaire. Mais quiconque a déjà lu un peu Adorno et Horckheimer et leur critique des médias a pourtant de quoi être plutôt affolé. Car ces arguments contre la critique sont ceux-là même de la soumission aux formes de pouvoir dominant : d’un côté on minimise la valeur culturelle et sociale de ses manifestations pendant que de l’autre, on valorise la valeur euphorisante de l’expérience individuelle qu’ils procurent.

Ce qui est terrible ici, c'est l’absence de critique à l’intérieur même du jeu. La soumission collective, dont parlent Adorno et Hockheimer, appelle une structure de pouvoir, une sorte d’alignement de toutes les soumissions les unes dans les autres. Dans le fascisme, le pouvoir individuel, le pouvoir familial, le pouvoir institutionnel et le pouvoir politique s’alignent tous sur le même modèle de domination d’une majorité plus forte sur l’ensemble des minorités plus faibles. Dans Metroid : Other M, ce qui est répréhensible c'est non seulement la soumission sexiste dans laquelle on plonge Samus, devenue soudainement le véhicule sans personnalité de la puissance militaire, mais surtout, comme le soulignait la critique Abbie Heppe, qu’on oblitère complètement l’histoire et la personnalité riche et complexe qui ont fait de Samus le personnage si fascinant de cette série. On la relègue ainsi dans un scénario qui reconduit un sexisme banal, entièrement invisible et générique, si générique que 500 commentateurs du site g4tv refusent même de voir, se faisant littéralement complices de cette entreprise révisionniste.

Cette invisibilité est dangereuse, car elle est terriblement efficace autant pour reconduire les rapports de pouvoir et de soumission que pour neutraliser toute possibilité de pensée critique. Car il est toujours difficile de critiquer ce que personne ne veut voir. À ce titre, la série Grand Theft Auto est plus morale et plus saine dans son exacerbation de la violence car les comportements antisociaux qu’elle met en scène sont instantanément donnés à voir dans toute leur cruauté. C'est d’ailleurs la raison pour laquelle Grand Theft Auto crée tant de remous dans les médias de masse à chaque nouvelle parution : il pose des questions que les grands médias, alignés sur la défense du conformisme et de la soumission banale, n’arrivent pas à poser. Au contraire de Grand Theft Auto, un jeu comme Metroid : Other M ne causera jamais un tel tollé, il ne pose pas le problème de la soumission, il la réaffirme plutôt dans sa forme la moins choquante, la plus durable et la plus dommageable en en donnant une expérience plaisante, faite de graphismes réalistes et d’une mécanique de jeu dynamique et plaisant qui nous rappelle que les humiliations et les abus de pouvoir ne sont graves que lorsqu’ils sont intégrés à un récit, sans nous donner la possibilité de critiquer la légitimité et, par-dessus tout, l’histoire de ce récit.

Un tel jeu est à la limite sans importance culturellement et c'est ce qui rend l’analyse de Brain Gamer si affolante. Car pour un instant, à travers les commentaires violents à une critique cohérente, les pulsions de pouvoir propres à notre époque se sont dévoilées.

Il est intéressant de constater que Boing Boing, où on pouvait lire un compte-rendu de l’article de Brain Gamers, a titré sa note « Games not art after all, say angry gamers », faisant porter son résumé sur le conflit entre les critiques qui voudraient voir dans les jeux vidéo une forme d’art à part entière et sur la communauté des gamers qui n’accepte sa valeur artistique que lorsque celle-ci offre une légitimation positive aux jeux vidéo. À partir de ce constat, on peut néanmoins mesurer le déplacement qui s’est opéré depuis quelques années. La question de la valeur artistique des jeux vidéo se trouve ici complètement retournée. Alors que jusqu’à il y a peu le conflit de légitimation se situait entre les snobisme institutionnel des représentants de la grande culture et la détermination parfois naïve de critiques culturels enthousiastes à leur attribuer une valeur artistique, on se trouve ici devant un débat épistémologique plus déterminant entre ces mêmes critiques qui demandent maintenant des comptes idéologiques et esthétiques aux jeux vidéo et une population d’amateurs qui refusent d’une manière flagrante une responsabilité qu’ils peuvent de plus en plus difficilement nier. La violence de leur propos en fait foi.

Lien vers "Backlash", la note de Brainy Gamers. Lien vers la critique de Metroid: Other M et ses commentaires sur G4TV.com.

6 commentaires:

  1. Salut Docto,

    http://www.popmatters.com/pm/post/130786-samus-aran-has-always-been-sexualized/

    Ce lien m'est tombé dessus parce que je révisais mes marque-pages sur mon fureteur secondaire de mon vieil ordi. Donc aléatoirement. L'approche est différente de la tienne mais fait on bon complément.

    En plus, bonus: illustrations 8-bit!

    RépondreSupprimer
  2. On constate le même genre de déni par rapport aux blogues. Une blogueuse très célèbre insistait il y a quelques années pour me dire que les écrits ne valaient rien tant qu'ils restaient sur support électronique. La pauvre idéalisait crissement le beau mon de l'édition papier. Elle a sans doute changé d'idée depuis.

    RépondreSupprimer
  3. @É Très juste, spécialement en ce qui concerne le débat récent autour de wikileaks. Reporters sans frontières a critiqué wikileaks sur la base des principes éthiques de la profession (principalement la protection des individus) indépendamment du média utilisé (sur boing boing encore: http://boingboing.net/2010/08/12/reporters-without-bo-1.html). La question de la responsabilité se pose en art d'une manière différente qu'en journalisme, mais la manière de poser le problème est la même.

    RépondreSupprimer
  4. RSF, comme AFP, sont des hauts-parleurs de la CIA. S'ils n'avaient pas critiqué Wikileaks, j'aurais été encore plus suspicieux de leur rôle dans la pièce de théâtre.

    RépondreSupprimer
  5. Nom d'un petit poupou, il manque un « de » dans mon message de ce matin !

    RépondreSupprimer
  6. Vivement ton retour! Une autre lecture pertinente et passionante! Merci.

    S

    RépondreSupprimer