vendredi 11 septembre 2009

Agapè, Le Troisième Seuil, 1972

Tout au long du mois de septembre, Patrimoine PQ en collaboration avec Doctorak, Go! vous présentent un survol de la musique underground québécoise en 10 albums.

Aujourd'hui, Le troisième seuil du groupe Agapè, , par S.ébastien de Patrimoine PQ.

Qu'est-ce qui fait qu'un album devient underground? Serait-ce son tirage initial réservé à une diffusion on ne peut plus locale? À moins qu'il ne s'agisse d'une autoproduction aux moyens techniques limités ou décidément en marge des courants reconnus de son époque? Et si c'était dû au style musical, le fait qu'il exploite une sous-tendance de la pop (grivois, novelty, religieux, etc.) ou fusionne des genres qui ne s'étaient jamais auparavant côtoyés? Le Troisième Seuil du groupe Agapè, c'est un peu tout ça. Pressé à environ 500-1000 copies voire moins, l'album est inévitablement demeuré méconnu depuis sa publication, mais ce n'est qu'un des aspects qui explique son statut underground. Oh... Je vous ai dit qu'il s'agissait de chants chrétiens?

Pour la petite histoire. En 1967, le jeune prêtre et auteur-compositeur André Dumont se voit confier le rôle de Directeur Artistique pour les Disques RM (Radio Marie), propriété des Pères Oblats du Sanctuaire du Cap-de-la-Madeleine. Pour ses premières réalisations, paralèllement à des productions strictement religieuses, il initierait la série Jérusalem qui proposerait des messes rythmés d'un nouveaux genre, animées par des jeunes talents folk-rock de la région de Québec (voir compilation Résurrection! Vol. 1). René Dupéré (B.O. du Cirque du Soleil) fut recruté et y composerait ses premiers titres pop-rock professionnels. Il n'hésiterait pas à suivre Dumont en 1970 lorsqu'il eut envie de pousser sa conception de la pop litturgique à son zénith. Autour de ce dernier, graviteraient bientôt des musiciens de RM, des religieux, de nouveaux talents (notamment Marc Lebel), une communauté d'artistes audio-visuels baptisée le Groupe d'Animation Pastorale (abrégé GAP). Inspiré de Vatican II, on entreprit de réaliser des animations dans les écoles avoisinantes lors des classes de pastorale en lâchant les bondieuseries dans le chant religieux (cit. A. Dumont). Profitant d'un accès privilégié aux studios RM, au moins trois albums furent enregistrés pour accompagner, en partie, des diaporamas spirituels créés pour l'occasion par les artistes du GAP. Il y avait ceux du groupe Des Gens comme vous et moi (éponyme), de Marc Lebel (Un de plus) & finalement de Agapè (Le Troisième Seuil). À mes oreilles, chacun participe au mythe de son homologue dans cette Sainte Trinité des pressages privés folk Québécois. Diamétralement opposés: Lebel sabre à grands coups de guitare son inventif protest-folk électrifié alors que Des gens comme... construisent de véritables perles pop-rock par moments à la westcoast circa 66 (Peu importe), ailleurs vaguement chrétiennes avec quelques instrumentaux fort accrocheurs. Et pourtant, ils sont indissociables, ne serait-ce que par la participation occasionnelle de musiciens similaires sur chaque album. Underground? Affirmatif. Lightshow pédagogique en prime!


Ce qui fait d'Agapè un projet si singulier, déjà dans son approche sonore que dans son propre sous-genre, c'est que le groupe a délibérément souhaité créer un album underground.... dans la lignée des Moody Blues (notes de production). Le feuillet remis lors des auditions est sans équivoque:

Underground Chrétien. Agapè, un disque peu commercial sans doute, parce que profond. Un disque où on a mis le paquet pour une qualité sonore supérieure. Fruit d'une collaboration de plusieurs mois entre des compositeurs, musiciens, interprètes, théologiens du jeune Québec. Agapè, une étiquette qui rejoint l'idée du «voyage» de la musique underground anglaise et américaine, au lieu de petits chants éparpillés [...]

Sur fond de mysticisme, l'album met en musique le parcours conceptuel d'un pèlerin à travers trois seuils d'éveil spirituel: la conscience de soi, la découverte de Dieu et enfin, l'Amour qui illimite... Agapè. C'est bien beau tout ça, mais comment ça sonne me demanderez-vous?

La rencontre de plus de 13 musiciens et chanteurs offre des métissages originaux et parfois délicieusement maladroits, tâtant à la fois du protest-folk, de monologues ésotériques, de marches pop-psychédéliques aux atmosphères gothiques à l'orgue (celui du Sanctuaire du Cap, imposant) et clavecin pimentées ça et là d'effets sonores modulés. Unique, dites-vous? Sous une nette tendance folk-rock, se vautrent des ambiances quasi progressives traduisant la complexité de ce pélerinage musical. Une kitchen sink production, comme on dit. L'ensemble des compositions demeure malgré tout accessible, bien que le thème principal déroutera nombre d'auditeurs à la première écoute. On y distinguera néanmoins deux perspectives qui atomisent la thématique, tant face à la foi qu'au dogme, où simultanément des textes critiques (la plupart de Marc Lebel, dont l'intense Vous êtes pas tannés de crever) côtoient des avenues définitivement plus mystiques (de l'Ouverture dramatique au psychédélisme de La fin des temps ou Le printemps des pauvres en passant par tous les voice over de André Dumont). Du coup, la jeune génération faisait enfin sortir le bon 'yeu des églises pour le mettre sur un stage... à grands coups de blasphèmes! Le clergé tolèrerait en retenant son souffle...

En 1972, une surprenante dichotomie s'observait chez deux groupes Québécois plutôt distincts, témoignant encore une fois de notre quête identitaire tumultueuse au tournant des années 60-70. Offenbach remplierait à nouveau les bancs d'églises en important le rock chanté en latin de Saint-Chrone-de-Néant à l'Oratoire Saint-Joseph alors qu'en dehors de la métropole, Agapè tentait inversement de se déraciner du dogme pour rocker et transcender l'évangile... Nos messes à gogo avaient décidément trouvé leur point de non-retour.





1) Lhomme moustachu qu'on aperçoit sur la page frontispice de l'insert n'est nul autre que Alain Dumont, frère de André, mais aussi guitariste du groupe psychédélique de Québec La 5e Dimension (Jeunair; 1966?; L'Évasion / L'Amour Revient ) ! Curieusement absent des notes, son rôle au sein du projet n'a pas encore été clairement défini.

2) Je tiens à remercier chaleureusement le Père Dumont pour son ouverture, son investissement personnel, sa dédicace pour mon exemplaire du Troisième Seuil (!) et ses truculentes anecdotes lors de nos récentes entrevues.

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