vendredi 18 septembre 2009

les abdigradationnistes, Vierges mais expérimentées, Indica, 1999

Tout au long du mois de septembre, Patrimoine PQ en collaboration avec Doctorak, Go! vous présentent un survol de la musique underground québécoise en 10 albums.

Avant qu'il existe les hipsters qui sont tout chic et raffinés, il y avait ce qu'on appelait la "scène locale" avec du monde sales et mal habillés qui dansaient en se rentrant dedans sur du rock dérivé de punk ou de métal dans des trous comme le Café chaos (l'ancien) et le Jailhouse (pendant les Kabarets kerozène). C'était ben le fun, mais j'étais pas trop sûr au sujet de me faire rentrer dedans, musicalement ou physiquement. Et dans ce temps-là aussi, les soirées de poésie étaient vraiment plates et pleines de monde qui se cachaient derrière leur feuille pour déchiffrer des poèmes qui disaient qu'ils aimaient leur père et qu'ils avaient hâte à l'été pour faire des rénovations sur leur maison. Et puis les Abdigradationnistes sont apparus au milieu des années 90, dans les soirées de poésie d'abord, puis sur la scène locale. La formule détonait : Pascal Angelo Fioramore récitait plus souvent qu'il chantait, soutenu par les accompagnements préenregistrés d'un petit clavier bon marché qu'opérait alors Pascal Desjardins. Se sont ajoutés ensuite des instruments tout aussi improbables: le violon de Warner Alexandre Roche et, durant un moment, le scratch de DJ DLT.

À sa place à la fois sur l'une et l'autre des scènes tout en demeurant partout résolument excentrique, Fioramore montait sur scène, tantôt habillé en robe de soirée, tantôt dans un ridicule complet bleu poudre, ses textes en main, qu'il savait pourtant par coeur mais qu'il brandissait pour faire comme les "poètes sérieux". Il dédiait alors chacune des pièces à un auteur classique ou à une figure incongrue, Rousseau, Nietzsche ou Cindy Lauper, son charisme étrange provoquant à chaque fois l'hilarité générale.

On pourrait les croire précurseurs de l'humour absurde des Denis Drolet ou de Jean-Thomas Jobin, mais il y a plus que l’humour chez les Abdigradationnistes. Ce qu'ils appellent eux-mêmes leurs "pitreries" plonge en fait dans l'histoire des cabarets d'avant-garde, et s'ancre dans cette attitude bohème qui remonte jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle. Mais les Abdigradationnistes ne sont pas tout à fait des représentants de cette bohème artistique actuelle, qui ne prend rien au sérieux, en premier lieu l'art d'aujourd'hui. Ils organisent plutôt une célébration de son histoire, puisqu'ils la mettent consciemment en scène, parodiant la figure du poète comme du grand artiste non pas comme elle se présente aujourd'hui, mais comme on se la représente historiquement. C'est peut-être de cette manière qu'on peut comprendre "Seigneur", qu'on retrouve sur leur premier album, Vierges mais expérimentées, qui parodie la posture romantique de l'artiste inspiré dans une espèce de rap déstructuré sur un fond scratché qu'accompagne la mélodie de la Soirée du hockey jouée au violon:
Toute l'intelligentsia qui pense que tout est là
J'en ai plein le cul des soirées perdues au fond d'un café ben bandé
à m'imaginer voir la vérité
moé la vérité je la connais par coeur
c'est celle du seigneur
celle de ton coeur
mais le seigneur me fait mal au coeur
parce que je le connais par coeur
être intelligent
c'est une chose pour les charlatans
ils se crossent et ils s'écartent en lisant Descartes
Moé moé moé mon cerveau je le garde pour Bobino
En tant que performeurs, les Abdigradationnistes incarnent le paradoxe de toute histoire de l'avant-garde qui s'est construite en rejetant constamment toute institutionnalisation et qui pour cette raison, construit une histoire excentrée d'elle-même où les figures marquantes constituent une filiation négative puisque chacune devrait logiquement nier la précédente. Paradoxalement, c'est peut-être en marge de la chronologie des mouvements esthétiques, dans la mise en scène musicale de cette histoire que les Abdigradationnistes arrivent peut-être à résoudre cette aporie, à travers une célébration de l'ethos de l'artiste moderne qui, lui, semble pouvoir se répéter sans avoir à nier sa forme précédente. C'est peut-être à cette célébration que nous convient les Abdigradationnistes, à une célébration des postures de la bohème littéraire européenne qui, à travers le groupe automatiste, a marqué ici profondément notre conception de la figure de l'artiste.

Même s'ils sont apparus à peu près cinquante ans après la parution du Refus global, il est inutile de préciser qu'ils ne furent pas du grattin des célébrations de cette parution. Mais ils auraient assurément dus en être tant leur musique se trouve en filiation directe avec la vision poétique de Claude Gauvreau : pousser l'exploration de l'écriture spontanée hors du champ du vocabulaire existant et atteindre par là l'écriture libératrice des pulsions de l'égo, qu'elles soient violentes ou sexuelles. Gauvreau aurait sans doute été ému par la charge pulsionnelle d'"Allons toi, regarde-nous":
Allons, toi, regarde-nous
qui sommes beaux devant la terre
oh oh les élastiques élans poétiques
frappe à ma porte et m'apporte des fausses notes
que devrais-je faire dans ce moment inspiratoire
de déboires à vroc à sic à roum tram et silicone de vie

ah ! le sucre jaillit et j'en ai plein le ventre de ce jus ambre
ambré ambro moi je crosse le taureau
toréador qui aime mon sort.
Gauvreau s'y retrouverait assurément: la chanson commence par la redécouverte libératrice de l'ego ("regarde-nous qui sommes beaux devant la terre"), qui enfle jusqu'à la pulsion langagière pure ("de déboires à vroc à sic à ...") pour se terminer par cette image chère au surréalisme de l'existence comme tauromachie où eros et thanatos se lient dans une étreinte inextricable, destin tragique et inévitable de tout emportement de l'ego se heurtant au mur de la réalité. De la même manière, Gauvreau aurait certainement dans sa playlist de Ipod "J'en ai", célébration euphorique de la pulsion sexuelle. (Je n'en citerai rien, je vous laisse la surprise de l'écouter.)

Peut-on trouver un sens à cette célébration de la libération de l'imaginaire, du langage et de l'ego maintenant qu'elle semble s'être étendue à toute la culture jusqu'à pénétrer dans le marketing le plus banal et le plus insidieux? Un tel débat suppose toujours que la pertinence de telles postures repose sur leur caractère résolument nouveau à leur époque. Mais la nouveauté n'est pas en question ici, il faudrait plutôt trouver la pertinence dans la distance critique que ces postures peuvent nous donner sur notre époque. Par exemple, la célébration de l'imaginaire et de l'ego du Cirque du Soleil n'a que faire des délires langagiers et sexuels, comme la célébration apparente de la libération sexuelle dans la pornographie organise en fait sa normalisation à travers sa désubjectivation. Comme la célébration de Refus global enferre quant à elle son cri dans l'histoire de la Révolution tranquille.

Les Abdigradationnistes ne seront jamais Jean Leloup ou les Colocs, ils n'ont pas défini leur époque, ni n'ont annoncé son renversement. Le son de leur formation, principalement au temps de Vierges mais expérimentées, les place cependant tout naturellement dans ce courant de l'underground: les claviers cheaps à la Normand Lamour leur donnent un son qui évoque immédiatement l'art brut que le violon (et le scratch dans une moindre mesure) réchappent cependant pour en faire autre chose qu'une parodie kitsch, redonnant assez de légitmité à l'emprunt pour que leur posture se tienne musicalement d'elle-même. Ainsi, même jusque dans son son, "le plus vieux groupe encore dans la relève" comme me l'a déjà dit Warner Alexandre Roche, se maintient en marge de tous les milieux, rappelant à tous à quel point la posture underground est fragile, sa célébration difficile et sa critique, nécessaire.




Excusez pour la densité du texte, je viens de relire des articles de Walter Benjamin et il faut croire que ç'a collé solide.

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