Je suis tombé dernièrement sur un très beau petit jeu gratuit en ligne, Small Worlds de David Shute. Le principe est très simple, il s'agit de déplacer un personnage dans un environnement à plate-formes. Jusque là, rien d'original, mais c'est dans le traitement que tout se joue.
Le but du jeu est d'explorer l'environnement physique, que le personnage dévoile à mesure qu'il découvre. Chaque tableau, commence par un gros plan pratiquement abstrait, car le jeu exploite une esthétique pixélisée aux couleurs sombres qui ne prennent leur sens qu'à mesure que le plan rapetisse. Ainsi, ce personnage qui ne fait que trois pixels de haut par un de large est au départ à la limite entre le figuratif et le non figuratif, simple évocation à laquelle répondent les différents tableaux, eux-mêmes à peine plus que des esquisses énigmatiques et fragmentaires. Une base militaire sous-terraine dans un montagne couverte de neige, un amas de pierres, un bourg médiéval arrosé par une station de pompage, une sorte de carcasse géante: dans leur évocation, ces environnements n'ont pas d'histoire, ils constituent plutôt chacun l'image d'un monde triste et désolé dont le sens échappe à mesure qu'il se dévoile. Le personnage aussi demeure à la fin sans récit, sans visage, sans personnalité. Dans la mesure où il est celui qui dévoile le monde, il occupe une position subjective, mais on ne saura rien de lui. Il n'aura été que l'agent de dévoilement de ce monde, devenu minuscule à mesure que le plan d'ensemble s'est élargi, au point de disparaître dans l'image, comme ces voix beckettiennes qui parlent en tâtonnant le monde qui les environne, pour se rendre compte à la fin qu'elles ne sont rien par elles-mêmes.
Ce jeu est singulier parce qu'il se situe beaucoup plus du côté de la tradition poétique que de la tradition du récit, à l'enseigne de laquelle logent la quasi-totalité des jeux vidéo. Ce jeu est poétique, pas parce qu'on pourrait dire que c'est un "beau" jeu, mais parce que son traitement de la subjectivité (qui dévoile le monde qui l'entoure) et de l'image (l'espace sans récit) ne peut être compris qu'à partir de la tradition poétique. C'est donc une sorte de poème en prose ludique. Et puis l'introduction et la conclusion sont elles aussi énigmatiques. "There is too much noise" peut-on lire en ouverture, et "silence" une fois que tout l'espace a été dévoilé. Dans cette aventure qui n'est que visuelle (hormis la musique prenante qui accompagne chacun des tableaux), voir s'oppose à entendre, mais le silence est à la fin absolu, car il est la marque de ce qui finit.
Je veux dire, c'est, bizarrement... un jeu blanchotien .
Lien vers Small Worlds de David Shute. Ça prend genre dix minutes à finir et c'est gratuit.
Pas besoin de passer par Blanchot (même si le lien est relativement cool).
RépondreSupprimerL'industrie du jeu vidéo est obsédée par le photoréalisme et la représentation cinématographiques, vraisemblablement pour des raisons pécunières.
Si l'on voulait vraiment explorer le jeu vidéo comme une forme d'art, il faudrait intégrer son passé, qui est vraiment plus rythmique (cinétiquement) et abstrait que narratif et mimétique.
Mais le petit côté Blanchot est aussi là: ce jeu-là est pas complètement abstrait ni identifiable à l'avant-garde. Il est plutôt d'une modernité précoce et mélancolique, un peu comme Debussy ou Satie comparé à dada ou Schönberg. Il me semble que chez Blanchot il y a ça, une fascination pour Claudel, André Gide et Rilke qui l'amène à Kafka, Bataille et Derrida.
RépondreSupprimerPeut-être que ce jeu-là pointe vers une sorte de modernité renversée au sens où l'abstraction est derrière, et le classicisme (la réflexion sur le sujet, le silence) est devant.