J'ai été victime de plusieurs chocs émotionnels récemment lorsque je me suis rendu compte à répétition que le mot "meme" manquait au vocabulaire de certaines des personnes les plus curieuses et les plus cultivées que je connaisse. Alors aujourd'hui je me sens généreux et je vais faire encore une fois acte d'éducation populaire en présentant ce concept à l'histoire un peu étrange.
Le nom "meme", mème en français, est, dans une langue comme dans l'autre, assez laid. Il est le produit d'une dérivation plus ou moins heureuse de "gène" et a été conçu par Richard Dawkins dans un essai de 1976 intitulé Le Gène égoïste. La théorie du gène égoïste est déjà fascinante: Dawkins propose que tout organisme ne serait en fait qu'un hôte pour les gènes qui, à la manière d'un virus, auraient leur volonté propre et organiseraient leur propre persistance en s'assurant que l'espèce qui les accueille persiste avec eux. La notion de "mème" apparaît d'une manière très marginale au dernier chapitre lorsque Dawkins, dans un geste assez étonnant, passe soudainement du domaine de la nature au domaine de la culture en proposant que cette dernière évolue sur un modèle analogue à la réplication génétique, soit par une sorte de sélection naturelle dans laquelle les éléments de culture les plus forts finiraient par s'imposer sur les plus faibles. Le mème serait l'unité de base de cette transmission.
Je dois dire que cette idée de génétique culturelle, je trouve ça plutôt bizarre. Suspect même. Ce genre de positivisme appliqué à la culture ne fonctionne à toute fin pratique jamais et participe même à l'occasion de toutes sortes de dérives et d'abus de pouvoir de la part des autorités qui se mettent à s'y référer, a fortiori comme ici lorsqu'on se risque à introduire dans la culture des idées de sélection naturelle et de "survie des plus forts".
Autre détail suspect: Richard Dawkins totally looks like Emma Watson.
Mais pour revenir au mème, c'est après Le gène égoïste que son histoire devient amusante et intéressante. Parce que Richard Dawkins a complètement perdu le contrôle de son concept lorsque celui-ci a commencé à circuler par lui-même. Il faut dire que son succès est devenu immense à partir du milieu des années 90 lorsqu'il en est venu à décrire ces bribes d'information qui circulent en ligne d'une manière accélérée. On est en 1995, tu reçois un lien pour une vidéo d'un singe qui se pisse dessus (à l'époque c'est encore la préhistoire de l'esprit geek, c'est primaire et bestial), tu la trouves toi-même pissante, t'envoies le lien à tous tes amies, qui font la même chose et ainsi de suite. Voilà un mème: le gène de la vidéo du singe qui se pisse dessus possède sa vie propre, il se réplique pratiquement par lui-même.
Dans un premier temps, on pourrait croire que Richard Dawkins a tout pour être heureux: le mème de la vidéo du singe confirme sa théorie: les mèmes ont leur existence propre et ce sont les plus forts qui survivent, et les vidéos de coucher de soleil ou de fleurs qui se balancent doucement dans le vent sont peu à peu appelées à disparaître. Mais d'un autre côté, on sent que quelque chose ne fontionne pas du tout. Parce que la vidéo du singe, après deux mois, on n'est plus capable de la voir. Le mème s'est donc répliqué mais pas nécessairement sur le modèle du génome en route vers sa réplication perpétuelle, il s'est plutôt répliqué sur le modèle du virus qui infecte son hôte, se multiplie en malade au risque d'asphyxier cet hôte, puis retourne plus ou moins en latence jusqu'à la prochaine pandémie.
Le plus drôle dans tout ça, le plus fin du fin, c'est que c'est ce modèle de réplication virale qu'est finalement venu désigner le terme de "mème", concept lui-même perversement autoréférentiel puisque tout le monde aujourd'hui se fout de la théorie du gène égoïste, de son positivisme culturel et de ses liens avec la sélection naturelle, pour ne garder que l'idée de réplication appliquée aux pires conneries qui circulent en ligne. Ainsi, là où Richard Dawkins proposait la pensée de Socrate comme exemple de mème, notre époque, dans sa grande sagesse, propose plutôt le Star Wars Kid (visionné jusqu'ici 15 millions de fois).
Il existe aussi depuis peu un champ du savoir qui s'appelle un peu pompeusement la "mémétique". Il existe même une société francophone de mémétique, mais d'après ce que j'ai pu lire, ils ont l'air de se prendre pas mal trop au sérieux et de rater complètement ce détournement radical et définitif du côté du virus que fait subir présentement la culture geek au concept de mème. "Être à deux dans un parc"? "Porter des baskets"? Come on! Même Milhouse est plus un mème que ça.
Pour ceux qui voudraient creuser le sujet, j'ai plutôt deux sites à suggérer. Ils proposent chacun une approche radicalement opposée pour sensiblement le même corpus de mèmes.
Encyclopedia dramatica, c'est le wikipedia-renversé-sur-lui-même-de-l'enfer-des-/b/âtards. C'est une encyclopédie par et pour des tricksters, un dépôt d'information cryptée, un champ de savoir sarcastique, mais c'est d'abord un site d'avant-garde en matière de mémétique au sens où il constitue non seulement un répertoire des mèmes les plus connus mais plus encore un laboratoire d'expérimentation et de création de toute cette contre-culture de trollage où se construisent les mèmes viraux les plus influents actuellement. Attention, c'est vulgaire et c'est choquant, et c'est ce qui est le plus fascinant: si ta grand-mère qui t'envoie des lolcats savait dans quel bordel malfamé ils ont été créés, peut-être qu'elle se mettrait à pleurer. À juste pleurer.
L'autre site, Know your Meme, est plus conventionnel et plus fiable aussi. Je ne sais pas qui s'en occupe au juste, c'est-à-dire à quel organisme peuvent bien être affiliés les responsables, Jamie Dubs & Greg Leuch, mais leur travail est sérieux, considérable, pertinent et véritablement nécessaire pour comprendre la contre-culture virale des mèmes. Tous les mèmes importants sont ainsi répertoriés, on en analyse la provenance, on reconstitue leur histoire, on propose même des graphes de diffusion en ligne à partir des données recueillies en temps réel par Google. Et quelques fois on propose une excellente interprétation. J'en ai perdu du temps là-dessus, men. J'ai genre passé 9 heures continues l'autre fois à tchecker, comme, 900 demotivationals.
Ils ont une série de courtes vidéos aussi qui sont franchement excellentes. La dernière en ligne contient une entrevue avec le Cookie Monster sur lequel je fais une fixation depuis quelques temps. Om nom nom nom nom!
Know your Meme! Toi, connais tes mèmes!
5 commentaires:
Je capote !
J'étais déjà fan ed Failblog, Picture is unrelated, Awkward family photos, Cats that look like Hitler et autres vidéos viraux comme celui de la pauvre Grape Lady ou encore le combien célèbre Don't tase me bro'; mais ma passion (et ma dépendance) pourra désormais atteindre une intensité supérieure grâce à Know your meme.
Ce merveilleux site métacon me permettra dorénavant de m'intoxiquer sans culpabilité (j'avais réussi à passer une semaine complète sans Internet et ça me rendait fière). C'est quand même une encyclopédie.
Ça me mène à une réflexion propre à remonter le moral par rapport à l'état de notre culture populaire : man, elle est en VIE ! Je n'ose me lancer dans aucune analyse parce que je viens de me taper plusieurs heures de vidéos et de montages photo ridicules.
Reste que ça me réjouit bien plus que tous les blockbusters et toute la télé et toutes les chansons de Marie-Mai du monde.
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Imagine les archéologues du future déterrer ça. Quel drôle de langage préhistorique.
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Touhou : la fan de puzzle games et de Arkanoid en moi est bandée ben raide : mais comment fait-on pour jouer à ça ? C'est sublime ! C'est de la danse, de la méditation !
Si je m'y mets, est-ce la chute assurée dans une spirale la dépendance ? Deviendrai-je l'esclave de Touhou ? Pour atteindre une certaine maîtrise, faut-il consacrer sa vie au jeu ?
Je suis vraiment d'accord avec toi: c'est tellement riche cet esprit-là. Mais je dirais que c'est pas tant une culture populaire que carrément une contre-culture et ces temps-ci j'aime franchement mieux me taper 3 heures de lecture d'encyclopedia dramatica que d'écouter 3 heures de tout le monde en parle.
En ce qui concerne Touhou, c'est un petit peu exigeant l'entraînement qu'il faut pour juste finir le jeu à normal. Mais ça peut pas créer de dépendance parce qu'avec l'état de concentration que ça demande, tu peux pas passer plus qu'une heure dessus par jour.
Et sérieusement, je suis peut-être à 33 ans déjà trop vieux pour espérer un jour finir un des Touhou au niveau "lunatic". Aurais-tu un contact pour du ritalin?
Contre-culture : ouais.
C'est le mot que j'ai employé d'abord pour en parler avec mon mec (lui aussi complètement englué dans Know your meme). Sauf que j'ai dit « contre-culture populaire ». Je tiens à préciser qu'elle est pop parce qu'elle n'est tellement pas hermétique. C'est loin de la contre-culture à la Vanier, Yvon ou Burroughs.
Tu l'as dit toi-même, nos grand-mères trippent sur les lolcats et mes anciens collègues de classe du secondaire, maintenant ouvriers de shop, seraient pas sans trouver que Dickneck, c'est drôle en tabarnak.
Donc, contre-culture pop par opposition à culture de masse fabriquée par des spécialistes, des producteurs au budget illimité.
Touhou je me le garde en réserve pour quand je serai en panne dans la rédaction de mon mémoire.
À regarder les vidéos, j'ai l'impression que ça demande plutôt un grand déssaisissement que du ritalin. Ça me fait penser à jouer à Tetris au Level 16 : faut être détendu... C'est carrément du domaine de la non-pensée. C'est dire que je te recommanderais de t'adresser à un prof de yoga. J'en connais.
A noter : Ce n'est pas parce qu'un deuxième sens apparaît pour un mot, qu'on doit laisser tomber le premier :)
Nous sommes tout à fait conscient de celui-ci, et wikipédia aussi semble-t'il, vu qu'une deuxième page meme_internet a été créée voici bien longtemps déjà. (bien sûr, c'est toujours gênant 30s, si on n'est pas dans le bon contexte, un peu comme les "bits" informatiques, ou les mémé-tiques, la génétique la science de la gêne, ...)
Bien d'accord, à propos de Dawkins. Et merci pour la comparaison avec Emma Watson. Fascinante.
Par contre, je suis pas trop d'accord avec ça:
«tout le monde aujourd'hui se fout de la théorie du gène égoïste, de son positivisme culturel et de ses liens avec la sélection naturelle»
J'aimerais que ça soit le cas, mais j'ai entendu trop de positivistes d'abreuvant d'«eau de Dawkins» pour me complaire dans l'idée que la bataille est bien terminée. Connais pas les chiffre de ventes de The Selfish Gene mais je crois qu'ils dépassent encore ceux de L'épidémiologie des idées de Dan Sperber qui expose pourtant des principes tout autant fascinants sans faire appel à une extension de la génétique au niveau de l'idée. Même l'aspect proprement «épidémiologique» est traité avec plus de soin (plutôt comme une analogie) que la dérive généticiste du susmentionné Dawkins.
En fait, Dawkins semble faire partie d'un groupe assez particulier: ce qu'on appellerait des «intellectuels publics», mais avec un côté racolleur, plus ou moins polémiste-journalistique, et parfois un peu «explicateur précoce». À un extrême, on aurait des gens comme Malcolm Gladwell, que d'aucun considère comme un grand chercheur mais qui ne semble pas daigner accorder tout le crédit nécessaire à ces sources. À l'autre extrême, je mettrais Dan Dennett, qui m'a semblé assez honnête dans son approche, lors d'une conférence avec des cognitivites, mais qui joue aussi la carte du "non-fiction author going on talk shows to discuss current events in view of tangential links with ideas exposed in her/his books." Au milieu, je metterais une bonne partie de la bande de TEDtalkers, mais en gardant à l'esprit qu'il y a des gens qui présentent à TED tout en restant eux-mêmes. Ron Eglash qui fait une belle pointe à Brian Eno (présent sur la scène) ou Hans Rosling qui joue le jeu du whiz-bang sans perdre de vue un propos profond qui n'a pas encore fait son chemin parmi les néolibéraux de TED/Davos/Well/Wired...
Donc, Dawkins... Bien d'accord qu'il ne contrôle plus la notion de mème, qu'on peut facilement se débarasser des vestiges de son darwinisme social tout en s'amusant avec ce que d'autres appellent «le viral». Mais il représente encore un groupe pas si opprimé que ça. Surtout si on pense aux athées militants nouveau-genre. Ils se disent incompris mais c'est difficile d'avoir pitié d'eux. Et ils donnent pas une image très intéressante des athées respectueux, qui eux préfèrent parler de Spinoza et de Dosto...
Est-ce que ç'a rapport aux idées de Dawkins sur la génétique du culturel? Évidemment! Pas que le lien causal est suffisant et nécessaire entre la version génétique de la notion de mème et le militantisme athée, mais les deux participent au même mouvement, surtout chez les Anglos.
Dans le fond, je crois que c'est un manque d'«humanisme» dans un sens académique. Un réductionnisme scientiste, soit, mais surtout un manque de nuance. Si j'étais certain d'avoir droit à un troisième lien, j'en mettrais un sur Entitled Opinions de Robert Pogue Harrison.
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