Franchement, faire se téléscoper Ivan Illich et Edward Tufte, c'est très intéressant. D'une part, Illich commence en disant de la manière la plus posée que l'époque du livre est sur son déclin avancé. Elle est sur son déclin quand on la compare à l'époque des monastères ou à celle de la littérature bourgeoise quand lire était l'unique moyen de transmettre le savoir ou une marque de distinction. Maintenant la lecture est certes toujours une priorité, mais la « littératie » et l'alphabétisation ont nettement pris le dessus sur le modèle humaniste d'une culture nettement dominée par la transmission livresque.
Or, c'est ici que Tufte entre modestement en ligne de compte. Illich ne se risque pas à penser le mode de transmission du savoir actuelle, alors Tufte complète bien la réflexion. Parce que son époque est celle de la dématérialisation du texte en représentation visuelle, en graphique, en tableaux, en typographie, etc. Et il possède un instinct débile pour trouver ses sujets de réflexion: les notations pour transcrire la danse, les horaires de train, les cartes du ciel, les dessins de mains dans les livres de magie, les transcriptions au trait de tableaux dans les analyse d'oeuvres d'art, etc. Wa! Wa! Wa! Ce à quoi réfléchit Tufte, c'est à la rhétorique de la représentation graphique qu'il suppose aussi riche que la rhétorique de la transcription écrite du langage. Elle incorpore un mode de narration, de représentation du temps, une dynamique de présentation des « évidences » et tout une mécanique de transmission de l'idéologie qui s'ignore le plus souvent.
Mais Tufte c'est tout de même pas la fin du monde pour la raison la plus amusante: il y a chez lui un rationalisme de la représentation visuelle. On retrouve constamment dans ses livres une sorte de morale de l'mage qui fait se juxtaposer une bonne et une mauvaise représentation visuelle du point de vue de la transmission de l'information. Par exemple, une carte géographique qui utilise des nuances de brun pour représenter les degrés de hauteurs des montagnes et des nuances de bleu pour représenter des degrés de profondeurs sous-marines sera plus pertinentes pour Tufte qu'une carte utilisant les gradients du spectres des couleurs du rouge au violet sans considération pour le niveau de la mer.
Le problème c'est que, la carte pschédélique, je la trouve plus intéressante conceptuellement parce qu'elle ne s'adresse pas à ces observateurs qui considèrent tout du point de vue du niveau de la mer. Cette carte est anti-phénoménologique, elle travaille à rendre sensible la stupéfiante altérité du monde tel que le perçoit la science. Je trouve plus intéressant aussi de considérer les livres de Tufte comme des livres d'art qui offrent une expérience du sensible plutôt que celle de la présentation d'un discours technique.
Et c'est peut-être par là que les livres de Tufte nous indiquent l'espace cognitif vers lequel nous nous dirigeons une fois que nous quittons l'époque du déclin du livre. Parce que les livres de Tufte sont des livres, ils organisent et fixent un discours appuyé par des images. Et c'est comme malgré moi que j'ai beaucoup plus envie de les feuilleter comme des livres d'art que comme des exposés et c'est malgré moi aussi que je trouve un plaisir esthétique à voir se juxtaposer divers modes de représentation visuelle sans égard à la meilleure manière de transmettre l'information. Mais à l'époque du savoir dématérialisé, le discours se retrouve en miettes connectées les unes aux autres d'une manière non univoque et la responsabilité que ce discours construise ou non un savoir ne revient plus à ceux qui le produisent mais à ceux qui en font l'expérience, qui circulent de miette en miette. En marge de l'époque du livre, l'information n'est plus situable même dans une représentation visuelle. On la trouve dans des extraits de livre, on la trouve en ligne sur Wikipedia, on la trouve dans les cours qu'on a suivis à l'Université mais qui débordent de ses murs. Nous faisons face à un savoir qui nous dépasse mais qui est en tout temps accessible, un savoir spécialisé mais vaporisé. Ce qui me fascine dans ce savoir, c'est qu'il n'est jamais vulgarisé mais qu'il trouve tout de même le moyen de circuler sous une forme détournée mais non simplifiée.
Et le chat de Schrödinger, à la manière du chat de Chesshire d'Alice au pays des merveilles, nous amuse en même temps qu'il nous humilie, apparaît et disparaît et ne laisse à la fin qu'un sourire sans chat qui se tient comme par lui-même. Ce sourire, c'est notre culture sans livres.