lundi 30 mars 2009

Orgueil et préjugés et morts-vivants

C'est la semaine prochaine que doit paraître chez Quirk Books le très intriguant Pride and Prejudice and Zombies de Seth Graham-Smith et... Jane Austen. Oui, car le projet du livre était de rajouter le récit d'une invasion de morts-vivants à même le texte original du classique que constitue Orgueil et préjugés d'Austen. Ainsi, à ce qu'il paraît, les scènes de massacre apocalyptique et de survie trouvent leur place au sein de cette fine analyse toute victorienne du masque des apparences et des préjugés des premières impressions au sein de la société britannique du tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Ahah!
As our story opens a mysterious plague has fallen upon the quiet English village of Meryton and the dead are returning to life! Feisty heroine Elizabeth Bennet is determined to wipe out the zombie menace but she's soon distracted by the arrival of the haughty and arrogant Mr. Darcy. What ensues is a delightful comedy of manners with plenty of civilized sparring between the two young lovers and even more violent sparring on the blood-soaked battlefield as Elizabeth wages war against hordes of flesh-eating undead.
Il s'agit selon toute vraisemblance d'un "novelty novel", dans lequel l'intérêt se trouve dans la prémisse de départ farfelue et nulle part ailleurs. D'ailleurs, Seth Graham-Smith n'a pas l'air d'avoir donné jusqu'ici dans le très sérieux.
La radicale nouveauté du projet indique néanmoins un espace de la littérature qui à ma connaissance n'existe pas encore et dont la promesse ne se limite pas du tout à la fantaisie cocasse et à la grosse farce niaiseuse. En reprenant un texte dans son intégralité tout en y insérant des extraits originaux qui ne modifient que subtilement l'ensemble original, l'auteur s'inscrit dans toute une tradition littéraire souterraine qui n'a jamais véritablement émergé jusqu'ici. Cette technique répond à celle du sampling, qui crée par collage de citations, comme elle s'inscrit aussi dans la pratique du détournement situationniste. Mais plus encore, on peut y voir une adaptation postmoderne de la glose ou du scriptorium, de toute ces pratiques du ressassement des textes qui constituaient avant l'invention de l'imprimerie l'unique manière de transmettre la culture livresque.

Une telle pratique de la littérature ou, plus sérieusement, de la glose à même les textes classiques pourrait être appelée à devenir beaucoup plus répandue au cours des prochaines siècles. Pourquoi? Parce que, nous ne le réalisons encore que vaguement, mais le fonds livresque est peut-être en train de quitter l'ère de la reproduction à l'identique pour entrer dans une nouvelle époque du ressassement, analogue à celle qui prévalait au Moyen-Âge. C'est de dont parle Umberto Eco un article reproduit dans un Courrier international récent (no 958, 12 au 18 mars 2009): nous avons perdu l'assurance d'une pérennité de tout support pour l'écrit. Le stockage sur DVD-ROM, sur CD-ROM, sur mémoire flash, sur disque dur, disquette, bande magnétique... Même le livre a perdu depuis 50 ans sa l'assurance de sa permanence depuis qu'on utilise un papier bon marché trop acide pour durer au-delà de 70 ans dans les meilleures conditions de stockage. Résultat: nous sommes passés dans un mode de transmission qui se fonde plus sur la circulation et la diffusion de la culture que sur sa conservation. Comme lorsque la transmission était assurée non par la conservation d'un texte-étalon unique mais par des générations de moines copistes, on peut facilement imaginer que la forme même de la transmission des textes soit appelée à changer pour s'adapter à ce changement de régime. De sorte que les textes importants du patrimoine mondial seront peut-être un jour ceux que l'on aura modifiés plutôt que ceux qu'on aura su préserver. Tous ces livres libres de droits du patrimoine mondial que l'on trouve sur Gutenberg.org ou sur Wikisource semblent annoncer cette tendance. Ils circulent ouvertement et offrent plus facilement que jamais la possibilité d'en manipuler le texte, d'y faire des ajouts et des modifications sans que personne ne puisse légalement y trouver à redire.

Malgré son apparente niaiserie, et sans en constituer un moment-clé, Pride and Prejudice and Zombies annonce peut-être ce changement de régime. Parce qu'il me semble que ce soit la première fois qu'une telle pensée du ressassement de patrimoine apparaisse dans un espace grand public, c'est-à-dire en dehors des réseaux spécialisés d'expérimentation formelle littéraire dans lesquels, j'en suis persuadé, on pourrait trouver des tonnes d'exemples qui précèdent le roman de Seth Graham-Smith. Néanmoins, cette apparition du ressassement dans le grand public (qu'ont annoncé aussi dans la culture populaire le mash-up et le détournement publicitaire) confirme peut-être qu'il y a réellement un changement de régime en vue. Du coup, un tel roman justifierait de plein droit les expérimentations formelles qui l'ont précédé comme une véritable "avant-garde" au sens où elles auraient annoncé l'époque à venir.

Pour commander Pride and Prejudice and Zombies, c'est ici.

Mais vous pourriez aussi aller à la bibliothèque chercher Histoire de la lecture dans le monde occidental de Guglielmo Cavallo, Roger Chartier, Jean-Pierre Bardos et Marie-Claude Auger. Ça parle de l'histoire du livre, de scriptorium et de glose, c'est franchement intéressant et si vous trouvez que ça manque de morts-vivants, vous pouvez toujours en rajouter dans les marges.

lundi 23 mars 2009

Les extra-terrestres s'habillent mal


Question de garder le build-up qui mène à ce lancement d'OVNI qui, je le rappelle, aura lieu
à la librairie Port de tête, mercredi 25 mars, à partir de 17 h 30,
je joins un lien vers un article intitulé "The Wort Dressed Gray List" par Martin S. Kottmeyer, une chronique de mode bitchy sur les pires looks des extra-terrestres des 50 dernières années. On pourrait tout de suite rire et dire "mais comme c'est spirituel" si l'article ne portait que sur le mauvais films de science-fiction des année 50, mais la recherche de Kottmeyer, absurde, amusante mais néanmoins pertinente, porte en fait sur les descriptions et le dessins obtenus sous hypnoses par des soi-disant victimes d'enlèvement par des extra-terrestres.
L'explication rationnelle d'un tel phénomène reprend aujourd'hui la même théorie qui permettait d'expliquer le foisonnement de viols collectifs commis lors de rituels sataniques dont les récits explosaient littéralement dans les année 80: le réseau des thérapeute "spécialisés" dans le traitement de tels cas organiserait, probablement inconsciemment, le dépôt des éléments morphologiques (les "narratèmes" de Propp) du récit d'enlèvement, en laissant la victime construire la singularité de sa propre histoire par la suggestion de l'hypnose.
L'intérêt de l'article de Kottmeyer est de retracer par l'habillement les substrats cinématographiques dont sont probablement inconscientes les victime elles-mêmes et dans lesquels s'exprime tout de même un imaginaire de cette altérité pure que représente l'extra-terrestre: la coupe militaire renvoie à un fantasme d'organisation paranoïaque, la toge à une sorte de sagesse bienfaisante, le collet ridiculement haut et inconfortable à une impossibilité d'imaginer un "quotidien" décontracté des extra-terrestres, etc. Ainsi, parce qu'on l'imagine habillé, l'extra-terrestre sort de l'idée de pure altérité (il ne serait rien d'autre qu'Autre) pour révéler son caractère historique. D'ailleurs, à ce qu'il paraît, les récits récents d'enlèvement feraient état d'extra-terrestres nus, ce qui tendrait à démontrer que le discours s'est adapté pour répondre à cette naïveté qui permettait de le débusquer.
Mais quelle horreur de devoir vivre avec des souvenirs d'enlèvement extra-terrestres, et qu'en plus ces souvenirs soient le summum parodique du kitsch et du mauvais goût hollywoodien... J'aimerais encore mieux être enlevé par des anges et avoir en moi des souvenirs de Raphaël ou de Véronèse. Ou être enlevé par des carrés rouges et me souvenir de Mondrian ou de Norman McLaren... Ce qui, sans déconner, m'est d'ailleurs totalement arrivé... Je lèverai un jour le voile là-dessus.

Lien vers l'article "The Wort Dressed Gray List" par Martin S. Kottmeyer.

vendredi 20 mars 2009

Lancement d'OVNI no2


Eh oui, tous ceux qui pensaient que l'engin s'était écrasé après le numéro 1 étaient dans l'erreur. Le numéro 2 doit s'envoler direct la semaine prochaine. Il est beau! Il est gros! Il est bon! Catherine Mavrikakis est belle! Elle est intelligente! Et vous êtes invités au lancement!
Et tous les hipsters littéraires de Montréal seront présents parce que les lancements d'OVNI, c'est toujours un événement. Profitez-en maintenant parce qu'un jour prochain - un an? deux ans? - le grattin culturel et les médias vont finir par débarquer et ça va devenir vraiment chiant comme truc, à moins que vous aimiez parler de la jeunesse de Paul Léautaud avec Robert Lévesque ou des albums post-Coltrane d'Elvin Jones avec Stanley Péan.

Alors, ça aura lieu:

à la librairie Port de tête, mercredi 25 mars, à partir de 17 h 30.


Musique de la mort! Canapés du tonerre! Un service de bar extraordinaire sera même offert! Et avis aux ivrognes: préparez votre cash parce que la pression sera forte pour acheter ce magazine sur lequel vous vous endormirez en bavant quelques heures plus tard.

mardi 17 mars 2009

La chronique littéraire métal

En allant niaiser chez Chapter's il y a deux jours, nous nous sommes attardés un peu dans la section littérature métal (en fait, c'est un seul rayon d'une seule étagère, mais elle est là). Pourquoi parler de littérature métal? Parce que depuis deux ans, elle donne lieu à des publications audacieuses et amusantes qui s'expliquent par la maturité à laquelle est parvenue ce public qui a passé son adolescence à en écouter.

Il y a dix ans chez Chapter's, c'était la littérature punk qui décollait. Je me souviens entre autres d'un livre de lettres de fans de moins de dix ans écrites à Henry Rollins. On retrouvait dans cette littérature la même insolence sarcastique, mais aussi la même volonté de construire un espace marginal et communautaire de création artistique. Aujourd'hui, la littérature punk ne fait plus que célébrer les belles années du CBGB'S et de la première tournée britannique des Sex Pistols en photographies noir et blanc artsy prises à l'époque par des punks bourges de fin de semaine dont le seul rêve était d'entrer aux Beaux-arts.

La littérature metal de maintenant n'est pas dans ces questions d'authenticité marginale. Son problème est de trouver un sens aux gestes de profanation symbolique intenses mais mal dégrossis auxquels le metal a donné lieu. À 15 ans, on pouvait comprendre les textes déicides de Slayer, mais à 30, on doit vivre avec le malaise d'y avoir cru et avec l'imposture de ne plus y croire. Mais la littérature metal exploite aussi cette mise à distance du matériau culturel dont était tout simplement incapable la littérature punk en le considérant comme un matériau d'archive qui se répertorie, s'archive et se détourne joyeusement.

Beaux livres, suggestions de lecture, qu'avez-vous déniché aujourd'hui Doctorak, pour le plaisir alangui de nos sens innervés et avides des joies de la lecture et de la découverte? C'est Lorraine Pintal qui parle. Elle ajoute après: "Comme tout cela est très théâtral, Doctorak!

Peter Beste, True Norwegian Black Metal, Vice Books, 2008, 208 page, autour de 40$

Peter Beste a passé huit années à photographier la scène black metal norvégienne et présente dans ce beau livre grand format des images complètement halucinantes. Le matériau est peut-être grossier, mais il est esthétiquement cohérent et le photographe prend plaisir à lui donner un contexte qui sait le mettre en valeur, comme dans cette image, peut-être une des plus célèbre et emblématique du black métal norvégien, qui oppose l'église en haut et un personnage black metal typique en bas, présence inquiétante et suspecte.
Il s'en détourne et, s'en détournant, lui retire sa pérennité monumentale, comme si elle pouvait prendre feu d'une seconde à l'autre. La temporalité figée de la photo l'installe dans ce moment suspendu où l'avenir de l'église - mais aussi de l'Église - est comme pour toujours incertain, menacée qu'elle est par les forces païennes et telluriques d'un sous-sol définitivement terrestre (le maquillage ressemble d'ailleurs à des ronces et des racines autant qu'à du sang).
On peut entendre Peter Beste et voir quelques unes des ses photos ici, dans une petite présentation faite à NPR, la chaîne de radio la plus intelligente des États-Unis. Et quelqu'un chez American Apparel a fait une vidéo dans laquelle le livre est feuilleté page par page en quatrième vitesse, c'est complètement ridicule comme vidéo, mais en même temps c'est pratique.
Du sang, des cabanes faites pour des tueurs en série, des paysages de camps de la mort, des photos de show de Gorgoroth où on voit des têtes d'agneau fraîchement décapité empalées sur des pieux de bois: cédez à la tentation et pénétrez par l'image dans la douce folie du black metal norvégien. (Lorraine Pintal est un peu blême à ce moment-là. Elle essaie de penser à des affaires qui la calment, comme Yves Desgagnés ou Denis Bernard, mais ça vient pas. L'image des têtes de mouton est trop forte.)

Dan Nelson, All known Metal Bands, McSweeney's, 2008, 300 pages, autour de 20$.

De Aaaaaaaargh! à ZZ Bottom (littéralement), Dan Nelson a apparemment compilé la totalité des noms de groupes de métal ayant jamais existé. Et après avoir passé dix minutes à feuilleter frénétiquement son répertoire en essayant de le planter, je dois lui donner raison et avouer que l'exhaustivité de son travail d'archiviste m'échappe autant que sa manière de procéder. Calvaire, même Liva, le groupe du frère de mon amie Alex, même Necrotic Mutation de Rimouski... Même - et c'est là que j'ai juste complètement calice freaké - Lord Mortis de Rimouski qui a duré un an (1995-1996) et qui a jamais fait un hostie de show en dehors de Saint-Fabien. Un répertoire de noms de groupe a tout pour être rasant mais la présentation est amusante et soignée (en lettres argentées sur un papier noir rugueux dans un format plus large que haut) et le contenu possède quelque chose de l'exercice oulipien. On se demande quelle est l'étendue de cette combinatoire gore/profanatoire. Et si quelqu'un peut me faire entendre du Vaginal Putrefaction ou du Motorpenis, je suis curieux. Juste curieux. (Là, Lorraine me regarde avec des gros yeux voulant dire: que c'est que t'essaies de nous faire, là? Nous saboter notre émission de madames? On se quitte sur la musique de Led Zeppelin et là, c'est moi qui fait les gros yeux.)

On pourra consulter aussi:
- Chuck Klosterman, Fargo Rock City, Simon & Schuster, 2001, 13$ - peut-être le portrait le plus intelligent et le plus attachant du public de heavy pop, période Mötley Crüe;
- Aye Jay, Heavy Metal Fun Time Activity Book Heavy Metal Fun Time Activity Book, ECW Press, 2007, 28 pages, 12$ - le livre le plus amusant qui soit.

Pour ceux qui se le demandent, l'image de présentation, c'est "A black metal tricycle".

samedi 14 mars 2009

Sarrasine

Je reste toujours sur le cul quand je tombe sur un design graphique qui recoupe une oeuvre littéraire que le graphiste a toutes les chances de ne pas connaître. Ici, je suppose que le commentaire a été construit après qu'il ait trouvé la silhouette et qu'il se soit mis à chercher la raison la plus punchée pour laquelle on pourrait sortir précipitamment d'un carosse. Une scène semblable constitue le pivot de la nouvelle "Sarrasine" de Balzac.
Il l’embrassa malgré les efforts que fit la Zambinella pour se soustraire à ce baiser passionné.
— Dis-moi que tu es un démon, qu’il te faut ma fortune, mon nom, toute ma célébrité ! Veux-tu que je ne sois pas sculpteur ? Parle.
— Si je n’étais pas une femme ? demanda timidement la Zambinella d’une voix argentine et douce.
— La bonne plaisanterie ! s’écria Sarrasine. Crois-tu pouvoir tromper l’œil d’un artiste ? N’ai-je pas, depuis dix jours, dévoré, scruté, admiré tes perfections ? Une femme seule peut avoir ce bras rond et moëlleux, ces contours élégants. Ah ! tu veux des compliments !
Elle sourit tristement, et dit en murmurant :
— Fatale beauté !
Dans mon souvenir, il se sauvait en courant, mais dans la nouvelle l'humiliation que Sarrasine subit donne un effet plus efficace. Ça se lit bien en un après-midi. On peut la trouver ici: Lien.

Le design vient de Silhouette Masterpiece Theater.

mercredi 11 mars 2009

De Donald Lautrec à Beckett en passant par Marc Dutroux : éléments pour l'analyse cognitive d'une poubelle culturelle

Je l'ai déjà dit ailleurs, je suis une vraie poubelle culturelle, une sorte de broyeur où se mélangent et se réorganisent des fragments de culture dans une apparente et insolite anarchie. Mais il y a une logique subtile à tout ça. Je vais essayer aujourd'hui de documenter dans le détail comment s'opèrent ces connexions à partir de mon avant-midi passé sur internet. Mais ce que je vais dire ici vaut tout aussi bien pour comprendre les Mystères de la Création littéraire, parce que les connexions culturelles y fonctionnent, il me semble, de la même manière.

Partie théorique. (Vous pouvez sauter à la section suivante si tout ce qui vous intéresse dans la vie c'est un délassement plaisant.)

En fait, à l'ensemble des connexions qui s'opèrent dans mon cheminement à travers les objets culturels, il y a peut-être moins une logique qu'une mécanique imperceptible des connexions. Elles se font vraisemblablement par métonymie, par une fragmentation synecdoquale (!) dans laquelle l'objet culturel est séparé en parties pour lesquelles l'ensemble ne compte plus comme ensemble signifiant, mais comme point de passage vers un autre objet. C'est ce qui cause l'apparence insolite des rapprochements, mais lorsque je circule dans ma poubelle, ce n'est assurément pas l'objectif. Du reste, ce caractère insolite pose le plus souvent pour moi un problème en ce que son absurdité est aussi comique que dramatique (voilà un beau sujet de dissertation pour l'épreuve uniforme de français!): ma culture en est une de déchet parce qu'elle est insensée, inutile, impraticable, excentrique mais pas dans le bon sens parce qu'elle me donne l'impression d'être légèrement autiste, incapable de communiquer avec la plupart des gens. Ce que je pense est la plupart du temps d'une singularité sans valeur et ça me préoccupe parce que je dois penser en double, comme on pourrait dire, pour faire en sorte que mon discours soit minimalement signifiant.

Partie documentaire. (C'est ici qu'on s'amuse.)

1- Tout a commencé quand j'ai reçu aujourd'hui un message de Sébastien de Patrimoine PQ qui m'invitait à aller lire son post sur Jean Fortier, un obscur chanteur soul québécois des anées 70. La pièce "La reine araignée" de Fortier m'a laissé une étrange impression: les paroles sont vraiment d'un registre adolescent un peu ridicule mais chantées avec suffisamment de résolution et de volonté pour qu'on ne la discrédite pas immédiatement. D'où le malaise. Connexion 1.1: texte adolescent + résolution = heavy metal. Mais la seule reprise a été faite par Donald Lautrec. Je suis alors en train d'écrire mes impressions sur le blog de Patrimoine et il me faudrait un terme pour décrire cette idée. Connexion 1.2: Donald Lautrec + Metal = Necrobutcher Lautrec. Necrobutcher, c'est le nom du bassiste de Mayhem, j'ai toujours trouvé que c'était le nom le plus ridiculement black metal qu'on pouvait imaginer. "Trashe-nous ça Necrobutcher Lautrec!"

2- En lisant un peu sur Mayhem, je tombe sur le nom de Varg Vikernes, le pyromane meurtrier qui a brûlé des églises et assassiné un autre membre de Mayhem, Euronymous. Il est toujours en prison, et il est maintenant considéré comme un leader d'une certaine marge d'extrême-droite raciste norvégienne. C'est quand même une figure antéchristique fascinante, qu'il a cultivée et qui a véritablement éclatée lors de son procès quand, à l'annonce de sa sentence, les caméras ont pu capter un sourire angélique.



Ce sourire a traumatisé la Norvège, c'est le sourire non pas du Mal, mais d'un être humain qui cesse un instant d'en être un pour accepter de devenir la représentation du Mal, l'image du démon. Connexion 2: antéchrist + traumatisme national = Marc Dutroux.

3- Je reviens tout juste de Belgique et même dans les guides touristiques on parle du traumatisme national qu'a provoquée l'affaire Dutroux, cette histoire impossible de viol de meurtres et de séquestration de mineures dans des chambres secrètes de plusieurs maisons. Le plus incroyable dans l'affaire Dutroux est que, bien qu'étant à ce moment l'incarnation belge du Mal, il ait réussi à s'évader un moment de son fourgon avant d'être rattrapé. Plus de 600 000 personnes auraient ensuite marché dans les rues pour manifester leur dépit pour le laxisme du système judiciaire belge. Pendant qu'on était à Bruxelles on se disait qu'il devait être quelque part dans un prison, pas loin, toujours vivant, et on se demandait ce que ce devait être pour les gardiens de nourrir ce qui pour la plupart des Belges représente la Bête. Je me dis alors: à quoi il ressemble? Je trouve une image. Puis je me souviens (connexion 3) que j'avais cherché aussi une image de notre Bête à nous, Marc Lépine, et de la manière dont les médias francophones ont toujours été réticents à faire circuler sa photo. Parce qu'elle est aussi angélique que l'image de Varg Vikernes, mais plus inconséquente aussi: rien n'est dit dans cette photo sur l'événement. Elle dit même tout le contraire.

4- J'en étais à me dire que j'étais quand même parti de Donald Lautrec pour arriver à chercher des photos de Marc Lépine sans m'en rendre compte. Je me suis dit alors: je suis quand même une poubelle culturelle. Connexion 4.1: photos rares + poubelle = Beckett. Juste avant de partir en Belgique, je suis allé voir Anky ou la fuite de Christian Lapointe et ça m'a beaucoup fait penser à Beckett. Alors j'ai lu Malone meurt dans l'avion et je me suis trouvé beaucoup d'affinités avec le style de Beckett. Or, s'il y a beaucoup de photos de Beckett, j'étais persuadé qu'il n'existait pas de films où on le voit. Or, bang, j'en ai trouvé un. Connexion 4.2: Beckett, ça reste de l'ordre de l'inhumain, mais ça fait changement des criminels démoniaques absolus.



5- Après il fallait laver le plancher. Ça n'a aucun sens de lier Beckett et la culture et le plancher. Sauf que c'est sale chez nous, on vit dans une vraie dompe et qu'il faut bien faire le ménage une fois de temps en temps.
- Il faudrait laver le plancher, n'est-ce pas Clov?
- Oui, Hamm.
- Il le faudrait?
- Oui, il le faudrait, Hamm.


Partie pratique. (Là, c'est à votre tour de participer.)
Je n'ai évidemment pas le monopole de la dérive métonymique, et j'aimerais bien savoir quel genre de connexions mes lecteurs font quand ils niaisent sur internet. Les commentaires sont ouverts, l'autoroute électrique est allumée, Trashe-nous ça Cyber-Necrobutcher!

(L'image vient du site Silhouette Masterpiece Theatre.

lundi 9 mars 2009

Dialogue sur l’anomie et l’aliénation

L’argent du lunch.
– J'ai une collègue de travail qui a vu les photos de ma fête aux Gates of Hell, la place où les groupes de punk ont joué gratuit pour ma fête vendredi passé. Elle, c'est plus à l’Opera qu’elle va, le bar de pitounes pis de ginos sur Sainte-Catherine.
– Ouin, c'est là que les joueurs du Canadiens sortent à ce qu’il paraît.
– Elle a dit que ça lui tenterait d’essayer ça, les Gates. Moi je lui ai dit qu’en échange je pourrais aller à l’Opera. Ça serait drôle, comme une expérience ethnologique.
– En tout cas, vas-y accompagnée parce que ton expérience anthropologique, tu risques de la vivre de proche. Ça cruise à la planche là-bas.
– Je pense pas que ça m’arrive, je vais m’habiller le plus punk destroy possible.
– Tu vas te faire écoeurer pareil. Tu sais comment ils sont : ils vont te prendre pour une pute ou une fille facile, il vont penser qu'ils vont bien t'impressionner avec leur beau linge pis que comme t'ais l'air d'une classe sociale inférieure, ils vont pouvoir te fourrer sans lendemain. Moi la seule fois où je suis allé dans une place comme ça, je me suis fait baver par ce genre de colons là. Ils se donnaient des élans pis ils me rentraient dedans à répétition en faisant comme si c'était un accident à chaque fois. Juste parce que j'étais petit, pis pas habillé chic. Je me sentais comme si on voulait me voler mon lunch dans la cour d’école à 25 ans. C'était une calice de bonne idée d’embarquer avec le party de littérature avec la faculté de droit.

*

Les invincibles.
– Ce que y est navrant, c'est que ce monde-là se trouve full marginaux de sortir toutes les fins de semaines se péter la gueule à la Budweiser et qui se retrouvent dix ans après pognés tous les samedi soir à la maison avec leur blonde qu'ils comprennent pas à écouter les Invincibles en dvd parce qu’ils sont carrément les deux pieds dans la guégerre des gars contre les filles en se disant que le temps où ils sortaient c'était les plus belles années de leur vie et que de toute manière le monde qui sortent dans les bars c'est des petits jeunes qui ont même pas le nombril sec pis qui savent pas boire pis dans le temps la musique ça voulait dire quelque chose pis astheure le monde ils écoutent de la marde pis chut les Invincibles vont recommencer. Et puis de l’autre côté, chez les anticonformistes, t’as les hardcore straight edge super moralisateurs qui te font chier avec le mariage pis prends pas d’alcool pis qui sortent juste dans les bars pour se battre.
– Mets-en. Mais les punks straight edge, ils font pas chier eux-autres.

*

Durkheim entre, puis ressort.
– Il y a un concept de Durkheim qui essaie de décrire la marginalité. Ça s’appelle… Merde… Attends un peu, je vais tchecker sur Wikipedia… Ah! C'est l’anomie. Il l’oppose à l’aliénation. C'est dans son livre sur le suicide. J’étais assez content de tomber là-dessus l’automne passé… Attends, je vais te lire… Fuck, c'est pas ça pantoute. Rhaaa, c'était où cette idée-là... Ah, c'est là, c'est dans un livre de communications par un Anglais qui s'appelle Richard Dyer:
The anomic type is the one that does not fit in with the prevailing norms and is outside society in general, the alienated one is alienated by prevailing norms and is therefore outside ruling groups in society.
Voilà, pour Dyer, être aliéné, c'est te retrouver inévitablement dans une situation de marginalité. C'est comme les schizophrène ou certains immigrants, ils vivent dans un monde où tout est difficile parce qu’ils sont mésadaptés aux codes sociaux. Ils se retrouvent marginalisés malgré eux. Être dans l’anomie c'est différent. Tu comprends les codes sociaux, tu les connais mais tu te retrouves à l’extérieur, par choix ou par opposition.
– C'est comme dans le milieu punk. Ils cultivent leur marginalité… Mais en même temps les punks qui vivent dans la rue il y en a qui ont tout le temps des problèmes avec la police ou avec tout le monde pis ils font rien pour ça.
– C'est tout à fait juste. C'est ce qui est intéressant avec le milieu punk, ils sont toujours entre l’anomie et l’aliénation. Ils sont marginalisés malgré eux par la police en même temps qu’ils cherchent des signes de la marginalité… Mais les ginos dans les bars de pouf, ils passent aussi leurs fins de semaine à s’imaginer une marginalité par rapport aux banlieusards plus straight qu’eux autres. Mais ils fantasment des modèles de marginalité complètement dépassés. C'est comme des rock stars poches : ça trippe sur le hockey, ça fume son joint de pot…
– Pis ça tchecke les salopes! Hein! T’sais, comme dans la toune de Mononc’Serge!
– Hé, dans les faits c'est les ginos les vrais marginaux. Une fois par semaine ils délaissent complètement de vue les saines valeurs de la société pour un individualisme violent et anarchique. Et on attend vivement leur suicide. Les punks sont des idéalistes déçus.

*

L’étranger.
– Mais si l’anomie c'est pour les gens de l’intérieur de la société, l’aliénation c'est seulement pour les étrangers?
– Les aliénés en proviennent peut-être, mais ils deviennent étrangers à leur société.
– C'est comme L’Étranger de Camus, il est vraiment plus aliéné qu’anomique. Tout ce qu’il fait, c'est se retrouver malgré lui dans des situations qu’il comprend pas.
– Ayoye. Bravo, c'est complètement ça. [Là, j'ai pris ma voix d’instituteur français] C'est très bien mon petit. Tout le monde vous devriez prendre exemple sur votre petite camarade Rosemarie.
Elle s’écroule dans le lit en criant de joie et en applaudissant.
– Hein? Tu sais? Comme au primaire pis au secondaire!
– Ouin, à l’université ça aurait pas passé.
– La dernière fois que ça m’est arrivé, c'est en secondaire 5. Le prof de maths avait arrêté le cours pour dire qu’un élève avait réussi à résoudre un exercice en passant par un autre chemin qu’avec les formules qu’on devait utiliser. Il m’avait pas nommé, mais il a raconté l’anecdote à mes parents quand ils sont allés à la rencontre des professeurs. C'est ma mère qui m’a rappelé ça, moi j’avais complètement oublié.

*

Nos deux amis on bien fait de changer de sujet, parce que leur concept
d'anomie était vraiment en train de déraper car, comme chacun sait, il ne peut y avoir d'opposition durable entre anomie et aliénation. Ça leur apprendra à piger la matière de leurs discussions dans les livres de communication.

vendredi 6 mars 2009

Van Gogh de St-Hyacinthe

Ok, là j'ai une histoire vraiment amusante et étrange, un genre de légende urbaine d'histoire de l'art. Vers la fin des années 90 quelque part dans le nord des États-Unis, un collectionneur est tombée sur la vieille photo d'un homme dont le visage, la posture et l'angle de saisie ressemblaient à s'y méprendre à au moins deux autoportraits de van Gogh. Sentant qu'il avait possiblement affaire à une photographie perdue du peintre, il alla la faire analyser chez des experts qui ont bien pu confirmer que la photo datait à peu près de l'époque où van Gogh a peint les autoportraits qui ressemblent à la photo.

Cependant, les seules informations qui apparaissent sur la photographie sont le nom du photographe, Victor Morin et l'adresse de son studio, 42, rue St-François, St-Hyacinthe. Il n'y a qu'un seul St-Hyacinthe dans le monde, c'est au Québec, ce qui explique qu'on ait retrouvé la photographie en Amérique du Nord et non pas en Europe.

Là où ça se complique, c'est que les archives du Québec font bien état d'un certain Victor Morin de Montréal, notaire et photographe amateur née en 1865. Il aurait obtenu sa licence en droit à Montréal en 1888 et il aurait travaillé à Montréal comme notaire jusqu'en 1910. A-t-il pu se rendre à Arles sitôt après où se trouvait van Gogh, ou plus tard à Saint-Rémy-de-Provence ou Auvers-sur-Oise, pour y photographier un homme encore inconnu du public à l'époque? Si on se met à vouloir répondre à la question, c'est qu'on est déjà entré dans la fascination du double. On assume que, parce que cette photographie qui ressemble à s'y méprendre à un autoportrait de van Gogh ne peut qu'être première par rapport au tableau, tandis que l'hypothèse la plus logique est encore que par pur hasard ait été photographié à St-Hyacinthe à la fin de siècle dernier un homme ressemblant beaucoup peut-être moins à van Gogh lui-même qu'à son autoportrait. Car lorsqu'on observe les quelques photographies qui subsistent de van Gogh et qui datent de bien avant sa grande période, on trouve peu de ressemblance avec les autportraits.

Cet inconnu de St-Hyacinthe ressemblerait donc plus à van Gogh que van Gogh lui-même (!), car ce que cette comparaison cache par-derrière elle, c'est que c'est en fait l'histoire de l'art qui informe en premier lieu notre regard, dirigeant notre attention sur cette photo perdue dans une boîte d'objets abandonné, photoraphie sans histoire, sans contexte avant que l'oeil conditionné par la peinture la remarque, l'isole, la singularise. Avant van Gogh lui-même,. ce qu'on peut voir dans ses autoportraits, c'est avant tout un visage changeant, sans identité, dont les traits sont aussi fluctuants qu'un paysage en fonction de la lumière du jour, à cette exception s'y dévoile peut-être moins la lumière que la misère, la pauvreté, l'aliénation. Si le visage de l'homme de St-Hyacinthe ressemble autant à celui de van Gogh, c'est peut-être parce qu'il porte ces mêmes traits secs d'une vie aride et que le photographe a suivi des conventions du portrait qui nous sont devenus étrangères mais qui étaient courantes pour l'oeil du 19e siècle.

S'il y a bien eu un sosie de van Gogh à St-Hyacinthe, il doit bien y avoir quelque part, dans un grenier de la Montérégie, des copies exactes des tableaux de van Gogh et peut-être aussi qu'il existe une photo du sosie de Gauguin.


mardi 3 mars 2009

Le EP hardcore d'Adorno

Quel oeuvre musical merveilleux que celui de Brian Joseph Davis qu'on vient de mettre en ligne sur Ubuweb.

Son travail se situe dans la mouvance des Plunderphonics de John Oswald mais à un niveau plus ouvertement critique et ancré dans la problématique de la circulation digitale de la musique (Oswald s'intéressait beaucoup plus à la musicalité accidentelle ou non du collage).

On trouve ainsi une petite pièce chorale intitulée EULA (2007), dans laquelle on peut entendre la version chantée d'un "contrat de licence d'utilisation finale", le genre de texte ridiculement long souvent abusif dont on doit accepter les conditions avant d'installer un logiciel.

On trouve aussi Yesterduh (2006), une compilation d'interprétation des chansons des Beatles chantées par des passants auxquels Davis demandait de chanter spontanément et de mémoire. À part le petit côté amateur charmant ou juste bizarre, on trouve quand même une prise de position assez forte sur la réappropriation de la musique populaire par le public et le bricolage de la mémoire.

Mais mon gros hit, c'est le EP de punk hardcore d'extraits de Minima Moralia d'Adorno (enregistré en 2004). De l'avis même de Davis, c'est une grosse déconnade, mais elle satisfait tous ceux qui ont déjà pensé que c'était juste trop fâchant qu'Adorno ait été un gros con réactionnaire en matière de musique pop quand sa pensée du refus obstiné de toute société de consommation allait être si inspirante pour toutes les entreprises contre-culturelles qui allaient suivre. En plus, les pièces de cet enregistrement me font penser à Géraldine ("et les Bi Cloutier", anciennement "et les Gym Corcoran" et je sais pas quoi prochainement) que j'arrête pas d'écouter ces temps-ci.

Lien vers les enregistrements de Brian Joseph Davis sur UbuWeb.