samedi 31 octobre 2009

Musique underground québécoise - conclusion

Voici la conclusion du panorama de la musique underground québécoise rédigée par S.ébastien de Patrimoine PQ.

Je ne suis pas particulièrement friand des listes, des Top 10. Depuis 1999, avouez que nous avons été inondés d'essais similaires dans la plupart des magazines musicaux, chacun tentant de définir voire réécrire l'évolution des courants artistiques du dernier siècle. Qu'on ne critique pas alors les récentes et effervescentes récupérations des genres par de jeunes talents, on nous a gavé à la nostalgie depuis une décennie! On les craint comme on les dévore ces listes; on apréhende ses conclusions en se préparant à les discréditer. Qui est au numéro 1? Ils ont osé omettre tel disque, impardonnable! Ils ont inclu un titre méconnu en espérant m'impressionner, navrant! On a tous eu ces moments. Comme si un mode d'expression aussi sensible devait se quantifier entre nos deux oreilles... Après tout, avec ces listes à la manière de ce premier panorama de l'underground, on sait d'avance qu'elles ne seront jamais définitives... enfin, tant qu'on n'y aura préalablement mis son propre grain de sel. ; )

Quelques mesures d'une performance d'Halloween 1969 (Manifeste de l'Infonie ).

En guise de conclusion notre exercice, j'ai longuement considéré d'analyser le premier disque de L'infonie, Volume 3 (aka André Perry présente... ; Polydor 542.507; 1969). Qui ne serait pas d'accord avec cet ajout? Bon, je vous l'accorde, le groupe a eu dès le départ sa franche part médiatique. Dès leurs premières performances à Terre des Homme en 1967, ils avaient déjà tout l'attirail pour vous faire freaker et vous enchanter. Pour un groupe d'une trentetroizaine d'artistes multidisciplinaires, leur démarche orchestrale était résolument contemporaine, leurs costumes saillants, leurs cheveux longs et leur ivresse poétique des plus contagieuses.



Raôul Duguay (chant, trompette) résuma efficacement leurs aspirations:
créer un monde parallèle à celui de la culture commerciale (...) plonger dans l'universalité des formes d'expression, les fusionner et les revitaliser dans un happening de folie créatrice. Et comme toutt est dans toutt, on sent que c'est sous leur impulsion que l'underground put émerger, rejoindre et être absorbé par la culture populaire. Freak-out cacophonique, exotica débridée, poésie phonétique, groove électronique (J'ai perdu 15 cents dans le nez froid d'un ange bronzé ), touchants et cabotins passages orchestraux (sublime reprise de She's Leaving Home des Beatles), bossa nova «corrigée» (Desafinado ) ainsi qu'un improbable et incroyable tube (Viens danser le Ok Là, aussi un simple chez Polydor ): pour le fun, pour emmerder les straights et pour aller au bouttt de touttt.



Malgré ces preuves éloquentes de leur talent sur disque, c'est sur scène que l'expérience totale proposée par le groupe trouve sa manifestation la plus complète. Lorsque j'ai eu la chance d'assister à la performance de Walter Boudreault, Raôul Duguay, Guy Thouin (aussi un ex-Quatuor de Jazz Libre) et compagnie en février dernier, j'ai vite compris ce qui catalysait les performances de l'Infonie: la synergie qui habitait autant les performeurs que leur public, le plus souvent impliqué activement dans la performance comme telle, était au boutt du boutt. Sans vouloir mystifier l'affaire, je n'avais jamais ressentie une telle vibration. C'était crissement palpable! Devant le charisme des Infonistes, on a inévitablement envie de participer à la folie collective qu'ils plebiscitent, tout souriant. La prose phonétique et jovialiste de Duguay aide à transcender la poésie, même chez les esprits les plus rangés. On a envie de se faire aller le gorgotton comme lui. Entre rigueur et improvisations, une forte impression de bonheur découle de ce happening sonore imprévisible. Pourtant sceptique, votre auteur avait même perçu une dimension thérapeutique suite à leur performance de Volume 33. Hypocondriaques face à la nuée pandémique, prenez-note! Confortablement niché, L'Infonie rallie et secoue encore aujourd'hui les puristes des genres, de l'amateur de musique concrète au rockeur moribond.





Afin de parfaire vos connaissances Infôniqaques, je vous invite à lire l'excellente bio que propose le site Québec Info Musique ou à retracer le manifeste du groupe, aujourd'hui retitré Le boutt de toutt (toujours disponible). Notez aussi que le label Mucho Gusto a pris grands soin de rééditer Volume 3 & Volume 333 avec quelques titres inédits. Indispensables.

Un album essentiel... mais on ne pouvait s'arrêter à ce seul titre pour conclure notre exercice. Ainsi, au gré de nos écoutes répétées, plusieurs artistes furent inévitablement écartés de ce premier panorama. Cerner 10 albums sur une quarantaine d'années de productions underground, vous en conviendrez, n'était déjà pas chose facile; nous avons du prioriser certains titres. Il n'est pas exclu qu'ils soient ultérieurement analysés sur ce blog. Parmi les albums les plus pertinents, retenons:


Ouba, Reels Psychadéliques I & II (1968): Ces jams de la série Freak-Out Total initiée par Tony Roman méritaient d'être considérés. Audiblement le résultat de séances tardives et enfumées, ces rares productions étaient inévitablement vouées à être sans lendemain. Roman n'allouerait que très peu de promotion pour ces séances avant-gardistes, mais force est d'admettre qu'elles sont intrinsèques à la personnalité du jeune réalisateur, tiraillé entre la pop commerciale et la quête d'un son moderne pour un Québec en ébulition. Toutefois, après une écoute difficile et parfois lassante, l'auditeur averti concluera comme nous que leur impact demeure négligeable. Un collectionneur complétiste pourrait devenir un mélomane légèrement déçu... Mais, même si j'en saisi toute l'ironie, qu'est-ce que je les recherche ceux-là! Ajoutez à cela les plus fignolés Maledictus Sound / Expérience 9 et vous gagnez le gros lot! C'est d'même avec Tony...

Boule de Son - Just'en passant (1975): Production minimale, diffusion quasi inexistante pour ce charmant groupe de folk rural aux légers accents rock. Le genre de trésor qui ne quitterait pas le rang où il fut enregistré, produit et emballé dans une pochette générique. Seul leur batteur referait surface dans le non-moins méconnu groupe progressif Opus 5. Une belle rareté (l'album vous coutera 300$ et plus) définitivement dans les cordes de votre auteur, mais rien de vraiment fracassant. Faites-vous une idée de l'album ici.

Aut'Chose - Prends une chance avec moé; Une nuit comme une autre; Le cauchemard américain (1974-1976): Un flot déferlant de riff hardrock et la personnalité scénique hyperbolée de Lucien Francoeur imagent déjà à eux seuls l'essence du rock Québécois. Offenbach avait déjà sa niche que Aut'Chose arrivait avec plus de couilles, plus de poils, un claviériste débridé et une prose morrisonesque électrifiée. Leur retentissement fut immédiat, mais leur aura s'est progressivement obscurci après 1977, obnubilé par les extravagences discutables de Francoeur et par et une réédition de leur catalogue complet qui se fait toujours, et toujours attendre... Pas underground, mais trop peu souvent cités!



Les Sinners - Vox Populi (1968): Je considérais cet album comme underground dans la courte et florissante carrière d'un groupe prêt à se métamorphoser partiellement en Révolution Française. L'arrivée d'Arthur Cossette coincidait avec le groupe qui affichait une approche parmi les plus cutting-edge à l'époque, proche des Who sur Sell Out. Étrangement, l'album semble être perçu comme trop moderne, déglingué et touffu pour la jeunesse; elle court toujours les happenings du groupe, mais les ventes de Vox Populi déçoivent. Une version anglophone fut développée pour en améliorer la diffusion au sud du pays, mais suite au départ de François Guy, elle accumulerait la poussière jusqu'en... 1992. Malgré la participation en chansons et celle de deux membres au film de l'ONF Kid Sentiment en 1967, aucun simple ne réussit à se démarquer. Une véritable perte, cette production moderne de Pierre Nolès avait tant à offrir. Je vous l'accorde, le groupe était archi-connu, mais cet album-là est passé dans le beurre il y a 41 ans...




Les Champignons - Première Capsule (1972): Un groupe prog-psychédélique qui ne vendrait son album autoproduit qu'à ses rares specacles... voilà bien un projet hippie qui s'annonçait underground dès le départ. On a bien droit à quelques moments lysergiques, mais dans le genre, je leur ai toujours préféré le groupe Sloche et comme on trempe déjà dans les moeurs progressives du Québec des années 70, ce n'est pas tout à fait underground. Rare, certainement, mais loin d'être essentiel.

Moonstone - Moonstone (1972): Un projet anglophone sur étiquette Kot'ai (Infonie), incluant Tony Roman à la console sur quelques titres. Leur acid-folk nordique se démarque de celui de la scène alors florissante au Québec, plus près de celui de ses compères US (Alzo, Jan & Lorraine) ou UK (Comus, Trader Horne). Ils jouaient loussement -peut-être trop pour certains- et semblaient posséder ce je-ne-sais-quoi dans leurs chants qui aurait dû leur permettre de percer, du moins sur la scène montréalaise. Serait-ce le simple écart linguistique ou la pauvre diffusion qui nous aurait fait jusqu'à ce jour négliger cet album?




Trop Féross - Résürrection (1986): Le groupe Satan Jokers (France) crachait déjà son métal hurlant en français depuis le début des années 80, mais ces Québécois se démarquaient par la présence vampirique de sa fascinante et blonde chanteuse. Pour l'analyse complète, je cèderai la place aux fins connaisseurs de métal qui voudront bien se prêter au jeu. J'ignore s'il existe une réédition, mais entre temps, faites-vous une idée de l'album en le téléchargeant sur le blog Cosmic Hearse. Heavy, très... et bon!

Brégent - Poussière des regrets (1972): Je suis persuadé qu'il devait y figurer, mais comme je ne l'ai jamais entendu, j'ai dû passer... Quelqu'un en a un exemplaire à me vendre ou à partager (mp3)? Écrivez-nous.



Franck Dervieux - Dimension M (1972): Tout comme pour The Medium (1968), cet album mérite d'être cité pour avoir initié les mouvances progressives du rock Québécois. N'étant pas un spécialiste du genre, j'ai parfois du mal à bien cerner les influences que Dervieux absorbe pour réaliser son chant du cygne. Toutefois, je ne peux que m'incliner devant ces ténébreux titres instrumentaux menés d'une main de maître par Dervieux (claviers) et le groupe Contraction. Avant-gardistes et hautement influents, ils montraient alors à tant de groupes naissants la voie à suivre. La mort précipitée de Dervieux quelques semaines après le lancement de l'album en scellerait justement le destin, mais la vague qu'il avait généré était déjà déferlante. Underground, oui et non.

Péloquin Sauvageau: - Laissez-nous vous embrasser là où vous avez mal (1972): Je vous l'ai écrit, je n'aime pas les Top 10, trop souvent réducteurs et prévisibles. Pour m'en démarquer, je vous avouerai avoir intentionnellement écarté quelques titres trop évidents. Péloquin-Sauvageau étaient du lot. Je suis vendu à cet album, Monsieur l'Indien me secoue toujours autant et demeure un classique hors-norme. Que voulez-vous, nous avions votre bonheur à coeur et cherchions à vous proposer quelques surprises...

Normand Gélinas -
Le chat de l'Arc-en-ciel (1971): Une révélation lysergique inspire à Gélinas un conte psychédélique à la structure des plus slaques. Un projet marginal comme on les aime. Denis Pantis prit sa jeune star en pitié et lui occtroya un pressage limité de 500 copies le temps qu'il le sorte de sa tête. Rapidement enregistré puis oublié, ce conte trouva néanmoins écho chez son auteur qui, encore aujourd'hui, rédige des histoires pour les tout-petits.


Comment? Pas de précurseurs du new wave, du funk, du punk, du métal ou du hip-hop?!! Dites-vous que c'est ici que vous intervenez: proposez-nous un album que vous jugez underground et qui mérite d'être publié en annexe à ce panorama. Je sais que vous en avez déjà un en tête alors n'hésitez pas à justifier votre choix en quelques phrases. Vous l'aurez probalement remarqué, nous n'avons pu survoler une période de la scène Québécoise parmi ses plus fastes, 1972-1981. Vous saurez où creuser...

lundi 26 octobre 2009

Le 14 avril

Je veux rien faire de compliqué aujourd'hui. Juste mettre ici une petite vidéo, la reprise d'une pièce Aphex Twin, "14 avril".



En hommage à une fille vraiment extraordinaire qui compte beaucoup pour moi, mais avec qui les relations sont devenues difficiles. On s'est rencontrés dans une période incroyablement mauvaise pour l'un comme pour l'autre. Tout nous sépare et pourtant tout nous unit, mais il y a tellement, mais tellement de tuiles qui nous sont tombées sur la tête que c'est finalement devenu impossible.

Pour toujours cette pièce de musique sera associée pour moi à cette fille merveilleuse. Parce que son anniversaire est le 14 avril et parce que c'est la trame sonore de cette mélancolie que nous éprouvons de n'avoir jamais connu cette relation simple et belle que nous avons tant désirée mais qui n'a pas arrêté de nous fuir depuis le début.

Essaie d'être heureuse de ton côté, parce que je pense pas que ce sera possible du mien avant un bout.

Bise.

vendredi 23 octobre 2009

Le plus vieux du plus vieux - suite

Quand on se met à rechercher le plus vieux du plus vieux, la question de l'écriture et de l'inscription apparaît rapidement parce qu'il n'existe pas vraiment de "premier". La question de savoir de quoi avaient l'air les premiers dessins ou la première note de musique jouée est absurde parce qu'il y a toutes les chances pour qu'ils n'aient jamais existé, arrivant progressivement à l'existence sur des milliers d'années sans qu'on puisse jamais déterminer un moment précis. D'autre part, et c'est ce qui fascine, les plus vieux artéfacts artistiques retrouvés sont loin d'être grossiers ou vulgaires. Les grottes de Lascaux laissent croire à toute une préhistoire du trait et de la maîtrise de la couleur de la même manière que le premier récit conservé garde en lui le souvenir de toute sa préhistoire orale.

La plus vieille peinture

Les premières paintures, c'est pas difficile, on doit les trouver parmi les peintures rupestre européennes qui datent d'il y a plus de 32 000 ans. Celle-ci provient de la grotte Chauvet qui serait une des plus vieilles du monde. On ne comprend à peu près rien des circonstances qui ont mené à l'apparition de la pleinture dans ces cavernes qui ont été occupées dans le cas de Lascaux pendant des centaines, voire des milliers d'années. On peut imaginer qu'elles avaient une signification religieuse, mais sans jamais s'admettre à soi-même ce que "religieux" peut représenter pour nous ou pour eux. Néanmoins, la justesse des représentations d'animaux (des aurochs, des cerfs et des ours) fait montre d'un sens incroyable de l'observation du mouvement, qui contraste fortement avec les bonshommes alumettes et les figures humaines difformes qui les opposent. Et puis toutes sortes de marques les accompagnent, des sceptres, des points, des lignes, des carreaux colorés, qui échappent totalement à toute interprétation définitive. Il faut absolument écouter le documentaire "Lascaux, préhistoire de l'art" d'Alain Jaubert dans la série "Palettes" pour une analyse et une interprétation solides de l'art rupestre. Juste pour vous donner une idée, voici un extrait de 8 minutes sur la question des pigments utilisés.


La plus vieille chanson
C'est la musique grecque antique qui gagne! Je dois avouer que je n'ai aucune espèce d'idée de la manière dont on a pu reconstituer le système de gammes qu'utilisaient les Grecs. Est-ce par le recoupement des instruments conservés avec les textes sur la musique? Fouillez-moi, ou plutôt allez fouillez dans les bibliothèques de musique, ça doit pas être trop difficile à trouver. Mais toujours est-il que la maîtrise et la compréhension des mathématiques par les Grecs a pu faire en sorte qu'ils ont été les premiers à élaborer un système de notation qui nous soit accessible encore aujourd'hui. Si de nombreux fragments de pièces musicales sont disponibles, la première véritable chanson, on l'a trouvé sur une épitaphe, dite "épitaphe de Sikilos". La chanson est sympathique, et nous invite à vivre joyeusement, la plaçant au plus loin des vanités médiévales.

Je suis une image en pierre.
Seikilos m'a placé ici,
où je me trouve pour toujours,
symbole d'un souvenir éternel.

Tant que tu es vivant, montre-toi joyeux.
Ne t'afflige jamais de rien.
La vie est peu de chose.
Le temps exige son terme.



Moi je trouve que la chanson rocke pas mal pour une vieille affaire qui a 2150 ans.

Autre fait peu connu: les tragédies grecques étaient accompagnées de musique dont il nous reste quelques fragments dont un morceau d'Oreste d'Euripide.

Le plus vieil enregistrement
La question de l'oeuf ou la poule en matière d'enregistrement sonore est réglée: l'appareil permettant d'enregistrer des sons, le phonautographe d'Édouard-Léon Scott de Martinville, est apparu 21 ans avant qu'un autre appareil ne permette de les lire, le phonographe d'Edison. En fait, le but du phonotaugraphe n'était pas d'enregistrer le sons mais plutôt d'en donner une représentation graphique. Pourquoi? À cette époque, l'idée était un peu expérimentale, mais en 2008 des chercheurs américains ont réussi à reconstituer un des plus vieux sons, photographié en 1860 Martinville sur son phonotaugraphe. Il s'agit d'"Au clair de la lune" chantée par Martinville.

Je trouve particulièrement émouvantes toutes les interférences qui rendent presque complètement inaudible le chant. Ces interférences rendent vraiment l'impression de quelque chose qui vient de plus loin, d'une distance qui n'est plus historique, mais immémoriale, comme le plus vieux souvenir que chacun possède. Ce souvenir est tellement vague, tellement flou qu'il est pratiquement irréel. Il vient d'un monde tellement éloigné qu'il n'a peut-être jamais existé. Exactement comme nous-mêmes sommes progressivement arrivés à la conscience nous à partir d'un néant flou au bout duquel il n'y avait rien.

Étonnamment, le premier enregistrement du phonographe par Edison lui-même était lui aussi une chanson pour enfants, "Mary had a little lamb".

Le plus vieux fichier informatique

Je n'ai pas cherché hyperlongtemps, vous pourrez me dire le contraire, mais je ne pense pas qu'aucun travail a encore été fait pour identifier le plus vieux fichier informatique. Encore ici, la notion même de fichier est floue. Cela pourrait consister dans les commentaires qu'Ada Lovelace (la fille de Byron) a rédigés au sujet de l'appareil différentiel de Charles Babbage. Mais le premier fichier informatisé consiste peut-être en une boîte de carte perforées. Par qui? Pour quel ordinateur? Pour faire quoi? J'ai aucune idée.
Mais en cherchant "oldest computer file", j'ai trouvé ce petit document tiré des archives personnelles d'un gars qui avait transféré depuis l'enfance ses fichiers informatiques.

84-09-13 ADULTS Darren
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Adults are very different from children.One reason is that the average adult doesn't have
as big an imagination as that of most children. Another reason is that most adults are wiser
than children,though children gain wisdom through adversity.
Citation
Some of the things that I like about adults are:that they're usually there when you need
them,they are very helpful and gullible.Some of the things I dislike about adults are:they
sometimes don't understand you,they are sometimes agravating and sometimes they can get a
little too wild.

Some adults wish they were kids again,some don't.Some adults act like kids,some don't.Some
adults are weird,some aren't.So all and all,what I'm trying to say is that all adults are
different, as are children.
Transféré de système en système, de support en support, ce fichier de 1984 était encore lisibl. Et je ne peux m'empêcher de penser que ce petit texte dit quelque chose des problèmes de l'inscription et de la mémoire. Il rejoue en petit, à l'échelle intime et sur un mode léger, ce drame de l'oubli, de l'effacement et de la préservation des archives de l'humanité. Aurevoir, à bientôt (j'ai vraiment un fun noir à me prendre pour Jean Topart!)

lundi 19 octobre 2009

Le plus vieux du plus vieux

Bon bon, je suis tanné du plus beau, maintenant c'est au tour de la question du plus vieux. Je vais commencer par les plus vieux textes littéraires:

Avant Gilgamesh: la préhistoire (pharaonique) de la littérature

On identifie d'ordinaire l'Épopée de Gilgamesh comme le premier texte littéraire. Elle date de plus de 3200 ans, mais elle s'est élaborée à partir d'un matériau qui s'étend sur plusieurs milliers d'années. On peut encore assez facilement l'apprécier, même si certains détails sont nous apparaissent très étranges. Mais ce n'est en fait que le premier récit littéraire, avec un personnage principal et quelque chose comme deux épisodes.

Car si on veut considérer une conception plus large de la littérature, et qu'on inclue tout texte qui n'est pas strictement un texte de comptabilité ou de loi ou des inscriptions funéraires, on tombe alors sur toute une strate d'écrits qui précèdent Gilgamesh. À peu près en même temps, des textes de "sagesse" circulaient en Égypte comme les Instruction pour Kagemni, une suite de bonnes pensées et de préceptes moraux mais non codifiés du genre:
Quand tu t'assois avec un goinfre
Mange quand son appétit s'est calmé
Quand tu bois avec un ivrogne
Joins-toi à lui quand son coeur est joyeux
Aux côtés du goinfre, ne prends pas par toi-même ta viande
Mais attends qu'il te la donne, ne la refuse pas alors, tout ira bien
Aucune médisance n'atteint
Celui qui est irréprochable à table
L'homme distant, le coeur imperturbable,
Le cruel sont plus doux pour lui que sa propre propre mère ne peut l'être
Tous le monde est son serviteur
Il faut croire que les Pharaons avaient prenaient les bonnes manières au sérieux.

Avec ce genre de texte, on se trouve véritablement aux limites du fait littéraire, mais un autre texte de la même période (autour de 2360 av. J.-C., mais aux sources peut-être beaucoup plus anciennes), l'"Hymne cannibale", qui consiste en deux incantations écrites dans la pyramide du pharaon Unas. En voici deux extraits:

Unas est le taureau du ciel
Qui grogne dans son coeur
Qui se repaît de l'être de chaque dieu
Qui mange leurs entrailles
Quand ils arrivent, le corps rempli de magie
De l'Île des Flammes"

[...]

Car le pharaon est la grande puissance qui domine toutes les puissances
Le Pharaon est l'image sacrée, l'image la plus sacrée
de toutes les images sacrée de la splendeur
Celui qui trouve sa voie, celui qui dévore morceau par morceau
Un tel texte conserve même aujourd'hui sa gravité poétique. Il constituerait aussi un des plus anciens exemples de philosophie, une réflexion sur les rapports entre le souverain: puisque le pharaon était celui qui maintenait l'unité du royaume sur terre, il est tout naturel qu'il parte faire l'unité du royaume des morts en avalant la totalité des dieux, transcendant ainsi la divinité, le monde et la création. Le pharaon ne serait donc pas le représentant des dieux sur terre, mais plutôt le dieu des dieux qui règne même sur l'au-delà.

Les maximes et sentences morales et l'hymne cannibale apparaissent aujourd'hui à la limite de la littérature parce qu'elles contiennent autant une dimension pratique (préceptes ou incantation) que des représentations. On peut reconstituer certains rapports moraux qui prévalaient lors des repas tout comme l'hymne à Unas fait appel à un imaginaire bestial et solennel.


En-hedu-ana, la plus vieille poète

En-hedu-ana serait non seulement le premier poète dont l'histoire ait conservé le nom, mais elle a aussi le mérite d'avoir écrit les premiers textes à la première personne. Elle aurait vécu autour de 2285 av. J.-C. à la cour de l'Empire d'Akkad de Mésopotamie (à peu près l'Irak d'aujourd'hui). Contrairement à l'Épopée de Gilgamesh, on ne peut facilement trouver un accès à ces hymnes pleines de ferveur religieuse remplies de références à des pratiques, des dieux et des lignées royales dont nous ne savons à peu près plus rien aujourd'hui.

L'"hymne à Inana" est un chant qui lui est attribué. Au début du poème, En-hedu-ana se présente comme une adoratrice fidèle d'Inana, déesse de la fertilité et de la guerre. Elle demande à Nanna, la déesse de la lune, d'intercéder auprès de An, le roi des dieux, en son nom au sujet d'un individu nommé Lugal-ane qui a détruit E-ana (et peut-être aussi capturé Unug). Les détails historiques ou mythologiques de cette histoire ne sont pas connus. En-hedu-ana prie pour qu'on la venge et pour qu'Inana et Nanna de faire une exception pour elle. La fin de l'hymne laisse entendre que la prière a déjà été exaucée, les dieux ont pardonné à En-hedu-ana. (Info tirée de Jeremy A. Black, The literature of ancient Sumer, Oxford University Press, 2004, p. 315-316.) C'est pas clair? Voici un extrait tout aussi obscur de l'hymne à Inanna:
I, En-ḫedu-ana the en priestess, entered my holy ĝipar in your service. I carried the ritual basket, and intoned the song of joy. But {funeral offerings were} {(1 ms. has instead:) my ritual meal was} brought, as if I had never lived there. I approached the light, but the light was scorching hot to me. I approached that shade, but I was covered with a storm. My honeyed mouth became scum. My ability to soothe moods vanished.

Suen, tell An about Lugal-Ane and my fate! May An undo it for me! As soon as you tell An about it, An will release me. The woman will take the destiny away from Lugal-Ane; foreign lands and flood lie at her feet. The woman too is exalted, and can make cities tremble. Step forward, so that she will cool her heart for me.
On peut lire la version anglaise complète ici.

Ainsi, même si ce texte précède de plusieurs milliers d'années toute figure d'auteur (ce sera Homère) et même si cet auteur s'exprime à la première personne, ce "je" ne partage rien avec notre représentation de la subjectivité. Il ne possède pas d'individualité, il n'apparaît qu'en tant que messager dans une querelle qui nous échappe totalement et qui engage autant les dieux que les hommes. Néanmoins, on pourrait tout de même, en exagérant un peu, rapprocher étrangement ce texte à toute l'histoire de la littérature épistolaire féminine par sa mise en scène qui bien qu'obscure résonne avec les grandes correspondances que l'histoire littéraire a conservée.

Cette filiation est-elle complètement arbitraire ou cache-t-elle, au plus profond de son obscurité une des données universels et intemporelles concernant la littérature et les femmes? Comme disait le monsieur à la fin des cités d'or: "Aurevoir, à bientôt"

jeudi 15 octobre 2009

le beau du "plus beau" - suite

J'en étais à dire que les histoires de livres dont le titre a l'air de "les cent plus beaux x de y", les littéraires ne savent pas quoi en faire. Et que ça pose un problème dans la mesure où, finalement, nous en sommes plutôt jaloux parce que ces livres grand public ont gardé un concept de beau quand nous, de notre côté, nous n'avons plus rien à dire sur la beauté. On pourrait être vraiment méchants et se lancer à bras le corps dans le cynisme, mais j'ai peur que si ça continue on finisse par pleurer dans un coin à force trouver que le monde est laid et compliqué.

Pour éviter de me retrouver dans cet état lamentable, je me suis mis à faire des recherches. Et j'ai fini par trouver quelque chose de pertinent sur ce sujet. La philosophie de l'esthétique, depuis quelques années, a aussi vécu une crise. La postmodernité a frappé dur, son relativisme a laissé tous les concepts classiques un peu étourdis et l'esthétique s'est retrouvée à passer de mauvais moments pendant que la sociologie de l'art lui damait peu à peu le pion et se révélait le meilleur discours esthétique pour expliquer l'art au vingtième siècle (j'invente rien, c'est dans le Que sais-je sur l'esthétique de Carole Talon-Hugon, 2004, 127 pages). Mais au sortir de cette crise qui a vu se produire un retour intense et un peu paniqué au concept de sublime de Kant (voir entre autre à ce sujet Jean-François Lyotard, Leçons sur l'analytique du sublime, Galilée, 1991, 294 pages), l'esthétique a véritablement ressuscité un concept, ce que Hume nomme le "goût". Chez Yves Michaud (le philosophe, pas le "Robin des banques") notamment, dont je suis en train de lire le plus joli petit texte intitulé Critères esthétiques et jugement de goût (Hachette, 2005, 118 pages).
L'esthétique du goût de Michaud s'ancre dans ce monde où tout le monde est libre de se poser en spécialiste de la beauté et de revendiquer une légitimité de leur expérience esthétique:
Les connaisseurs de l'art égéen, des miniatures persanes ou de la sculpture animalière du XIXe siècle peuvent bien être plus raffinés que les spécialistes du rap, de la bande dessinée, de la tauromachie ou de l'art des jardins (encore faudrait-il savoir au nom de quels critères, y compris de catégorie sociale et d'habitudes de dépense), - leur expérience de l'art ne s'en avère pas moins être une expérience de l'art parmi les autres.
Mais loin de tomber dans le relativisme le plus bête, Michaud y va d'une réflexion vraiment intense au sujet du spécialiste, affirmant qu'on peut affectivement aujourd'hui se poser en spécialiste de ce qu'on veut, mais uniquement à cette condition que soit possible une transmission universelle de cette expérience de l'art singulière. L'expertise est donc indépendante de l'objet lui-même, elle ne vaut que dans la mesure où elle se fonde rationnellement dans une connaissance et une pratique sensée du jugement de goût. Le spécialiste peut donc être spécialiste de n'importe quoi, indépendement des contenus ou de la maîtrise de son champ d'expertise, la mesure de son expertise se fait sur les capacités qu'il a de prouver la pertinence de son jugement aux autres spécialistes mais aussi aux non spécialistes. C'est de cette seule manière que le discours spécialisé peut retrouver une forme d'universalité, dans la mesure où tous les spécialistes se rejoignent dans leur capacité à communiquer la singularité de l'expérience esthétique que leur domaine recèle.

Ainsi, on peut toujours être passionné des toiles d'Elvis sur velours, il faudra cependant démontrer aux yeux de tous la richesse d'expérience esthétique qu'enveloppe ce champ des toiles d'Elvis sur velours. Cette richesse existe-t-elle? La démonstration reste à faire, mais il ne s'agira certainement pas, comme on le constate régulièrement aux Francs Tireurs ou dans Urbania d'essayer de communiquer une "passion", qui n'est que le résultat de l'expérience esthétique, pas l'expérience elle-même.

On peut maintenant revenir au modèle des "plus beaux x de y". La prétention est immense d'annoncer à tous que l'on va dévoiler au monde les 100 plus belles productions de tel au tel domaine. Et malheureusement l'expertise sur laquelle se fonde cette prétention se fait en dehors du discours et de la pensée dans un jeu d'approbation ou de désapprobation du lecteur qui parcourt distraitement la liste établie en confrontant ses propres expériences à l'expérience du compilateur de la liste. Évidemment, il sera impossible à la fin de déterminer si effectivement cette liste est définitive. Mais le plus dommage est qu'on ne pourra pas non plus savoir exactement quelle expérience esthétique singulière est contenue pour ce domaine précise. Ainsi on ne pourra pas savoir l'expérience ressentie devant une beau texte de chanson du Québec à partir des 100 plus belles chansons du Québec parce que la singularité de l'expérience n'est pas du côté de l'objet lui-même - la chanson - mais de celui qui acquiesce au fait que "la valeur universelle" de sa richesse patrimoniale exceptionnelle "ne fait plus de doute". On ne transmet pas d'expérience de cette manière, on vend plutôt de la basse flatterie en disant "hé vous, les Québécois, si vous aimez l'idée que vous participez d'une culture exceptionnellement riche, voilà un livre qui saura vous plaire".

Il y a présentement tellement d'expériences esthétiques qui se perdent de cette manière, parce qu'aucun spécialiste n'arrive à communiquer la singularité de son expérience esthétique, préférant gesticuler emphatiquement dans une sorte de rituel chamanique de transmutation de la passion. Ce rituel s'effectue à perte parce qu'une fois qu'on sort de cette coterie qui ne cesse d'acquiescer à la flatterie qu'on brade vulgairement, il ne reste rien. Cette universalité, c'est du toc et l'expérience esthétique disparaît en même temps. Et ce n'est pas en laissant se perdre la singularité des expériences esthétiques qu'on fera la démonstration d'une "richesse patrimoniale exceptionnelle".

dimanche 11 octobre 2009

Le beau du "plus beau"

Bruno Roy publiait récemment un livre intitulé Les 100 plus belles chansons du Québec (Fides, 2009). On n'a rien contre Bruno Roy, mais on voit quand même tout de suite vers où un tel projet s'achemine: vers la reconduite d'un canon hard de la chanson ayant pour but l'élévation du peuple québécois à travers une flatterie un peu vide. À preuve le résumé que nous présente l'éditeur:
Préparé par Bruno Roy, ce livre enrichi des oeuvres visuelles de Diane Dufresne invite à la redécouverte des plus beaux textes de la chanson québécoise qui, dans sa diversité et sa qualité, témoigne d'une richesse patrimoniale exceptionnelle dont la valeur universelle ne fait plus de doute.
Plus beaux textes... richesse patrimoniale... Valeur universelle... ne fait plus de doute... On se croirait dans un dépliant touristique. Étonnamment, je ne voudrais pas me mettre encore à chiâler sur le sujet du canon musical. Non. En fait, ce qui m'interpelle dans ce livre, c'est son titre. Plus spécialement l'utilisation qu'on fait du mot "beau". Un rapide parcours de n'importe quelle librairie en ligne vous donnera une idée de quelle littérature annonce un titre qui commence avec "les plus beaux":

Les plus beaux chiens du monde; Golf, les plus beaux parcours au Québec; Les plus beaux villages de France; Les plus beaux poèmes d'amour; Les plus beaux autocollants de la nature; Les plus beaux treks du monde; Les plus beaux sites du monde; Les plus beaux chevaux du monde; Les plus beaux contes zen; Les plus beaux contes de Grimm; Les cent plus beaux poèmes québécois; Les plus beaux contes de Perrault; Les 20 000 plus beaux prénoms du monde; Les 100 plus beaux musées du monde; Les plus beaux concept cars; Les plus beaux sites de plongée; Noël: les plus beaux contes & légendes; Les plus beaux voiliers du monde; Les plus beaux sommets du monde; Les plus beaux prénoms pour votre enfant, Les plus beaux 4x4 du monde.

Etc.

Mais qu'est-il donc arrivé à la beauté? Il semble qu'elle ait définitivement quitté le domaine de l'esthétique philosophique pour s'établir dans un domaine de littérature à cadeaux de Noël, celle qu'on donne à son père qui ne lit pas mais qui aime le plein air et les voitures, ou à son filleul de neuf ans qu'on veut initier aux contes, ou à sa grand-mère à qui on sait jamais quoi donner mais qui a l'air d'aimer ça, la belle poésie.

Tout de même, ce problème de la beauté qui a déserté la critique est franchement intéressant. Nous ne pouvons plus sincèrement dire qu'une chose est belle qu'en secret, dans l'intimité d'une conversation, ou au fin fond de la nature quand on tombe avec sa blonde sur une chute d'eau ou un petit vallon charmant et qu'on essaie de se faire croire que le monde est simple et que nous sommes des enfants naïfs émerveillés devant sa beauté. Mais ça, on ne pourra le dire publiquement à personne et encore moins l'écrire. Car notre époque est loin du romantisme, et que la beauté est restée prisonnière du romantisme. Ça, ça peut toujours aller, on ne va quand même pas commencer à pleurer parce que les choses sont "jolies" ou "sympathiques" à défaut d'être belles. Mais le corollaire en est qu'on se trouve aussi loin de Platon et de l'idée de Beau. Et ça, c'est un problème. Où sommes-nous donc? Et surtout, comment pouvons-nous parler des oeuvres d'art si l'idée de beauté nous est présentement interdite? Le problème est immense, et il touche notre rapport à l'art. Car ce rapport s'est constitué à partir de l'idée de contemplation du Beau chez Platon. La contemplation était ce qui permet à l'âme de s'élever dialectiquement vers le Bien et le Vrai, de rejoindre l'Idée. Et d'un certain point de vue, si on doit continuer d'entendre le beau ainsi, les 100 plus belles chansons du Québec devraient nous permettre de nous élever vers l'idée immuable de notre identité, prouvée par la richesse et fixée par son universalité. Mais on n'y croit plus, on ne peut plus y croire parce qu'on n'est pas trop certain si les 100 plus beaux concept cars doivent logiquement nous mener à l'idée immuable du concept car, et ainsi de suite pour les voiliers, les chiens, les prénoms, les contes de Perrault et les parcours de golf. Parce que l'idée de beauté comme le présente ce genre de compilations ne mène qu'à l'instrumentalisation de l'idée qu'elles mettent de l'avant.

Je pourrais à ce moment continuer à rire des passionnés de 4x4 ou de trekking et dire à la fin qu'on vit dans le flou et que c'est tant pis pour nous, les littéraires. Et puis nous, les littéraires critiques de tout qui ne trouvons jamais rien beau, on serait bien contents parce que nous, les littéraires, au moins, on a arrêté de se conter des salades au sujets des 100 plus beaux concepts de l'histoire de la critique ou des 25 plus beaux personnages du "nouveau nouveau roman" ou des 50 plus belles pages de la poésie formaliste québécoise. Je pourrais le faire, mais je ne le ferai pas. Pourquoi? La suite dans quatre jours.

mercredi 7 octobre 2009

Wikipedia, l'épistémologie et la liste des figures historiques mortes en allant aux toilettes

Quand on veut ridiculiser Wikipedia, on dit que c'est l'encyclopédie du tout et n'importe quoi. Mais ce n'est pas exact, parce que des administrateurs consciencieux s'appliquent à nettoyer l'encyclopédie autant pour préserver la qualité du contenu que pour sauver de l'espace serveur. Mais de quoi ont l'air ces articles marqués pour l'effacement? The Wikipedia Knowledge Dump est un blog qui collige les meilleurs articles effacés et c'est franchement amusant. On trouve des articles sur:

- le problème de la sexualité entre les hommes et les sirènes dans la littérature;
- le musée mondial de la carotte;
- le théorème de la barbe socialiste selon lequel plus la barbe est longue plus les positions du socialiste qui la porte seront radicales;
- le "rectangle" amoureux, une variation complexe du triangle;
- la fractomancie, ou l'art de lire l'avenir dans les figures fractales;
- le syndrôme de culpabilité post-éjaculatoire;
- le "spaghetti de câbles" qui renvoie au chaos de fils derrière les systèmes électroniques;
- la benzedrine dans la culture populaire;
- le problème de l'an 10 000, une variation du bogue de l'an 2000 qui devrait affecter les ordinateurs d'ici quelques milliers d'années;
- le fromage humain (fait avec du bon lait maternel) qui, bien qu'hypothétique, comporte déjà son lot de problèmes quant à sa rentabilité.

Et que dire de ces innombrables listes:

- la liste des figures historiques mortes en allant aux toilettes;
- la liste des vers dans la fiction et la littérature;
- la liste des gens qui sont montés au ciel de leur vivant;
- la liste des films comportant des membres humains indépendants;
- la liste de personnages de fiction avec 9 doigts;
- la liste des moustachus dans l'art et la fiction.

On trouve aussi quelques articles plus tendencieux, comme la liste des Juifs à la cours suprême des États-Unis ainsi que tout un lot d'articles spécialisés qu'on a probablement suggéré d'inclure à l'intérieur d'autres articles.

Un tel blog est assurément amusant, mais il permet surtout de voir comment se construit un espace de savoir, comment on pose une limite à ce qui peut prétendre à la connaissance et quels sont les critères et les motifs d'exclusion. C'est une question d'épistémologie des plus sérieuses et d'autant plus fascinante que tous ces articles sont nommés pour l'exclusion pour leur seule pertinence et non pour la qualité de la langue, de leur ton ou de leur point de vue. Jamais aucun espace de savoir nulle part n'a présenté ce genre de problème aussi ouvertement que le Wikipedia anglais. Les articles refusés dans les revues savantes, les travaux de session qui coulent, mais aussi les domaines de recherche peu à peu délaissés puis oubliés,
tout ce travail de délimitation du champ du savoir se fait d'ordinaire dans l'ombre, organise souvent ses exclusions avant que quelque chose soit rédigé ou se produit d'une manière trop lente pour qu'il soit aisément perceptible.

Ce qui est triste, c'est que le Wikipedia français est trop petit et trop mal aimé pour que les administrateurs puissent se permettre d'exclure massivement les articles de qualité sur les sujets triviaux. Parce qu'il n'y en a pas beaucoup et qu'on supporte déjà les articles mal chiés sur des sujets de relative importance. À titre d'exemple, sur les 12 054 article recensés par le portail du Québec du Wikipedia français, sept seulement ont été consacrés "articles de qualité" , c'est-à-dire éventuellement publiables, indépendamment de leur pertinence. Et parmi ces sept, quatre concernent le hockey (Ligue nationale de hockey, Mario Lemieux, Maroons de Montréal et... Peter Šťastný). Une version publiée du Wikipedia spécial Québec ferait donc quelques pages et pourrait venir avec un poster géant de la LNH. À moins que le poster ne soit marqué pour effacement d'ici là.




Lien vers le blog Wikipedia Knowledge Dump.
+ Une chanson avec Mademoiselle Immondice

samedi 3 octobre 2009

Foucault et le ritalin

L'époque des modificateurs de conscience commence selon Pascal Nouvel avec The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, qui marque un tournant majeur dans les rapports que l'Occident établit entre le corps et la conscience. Mais comment termine-t-il son Histoire des amphétamines? Du point de vue légal, la date charnière selon lui est 1971, l'année où l'usage récréatif des amphétamines a définitivement été interdit. Mais son livre révèle qu'étonnamment, ce ne sont pas les amphétamines elles-mêmes qui ont été interdites, seulement l'usage récréatif, car dans les faits, un usage plus ou moins légal mais néanmoins normé a trouvé son chemin dans notre société. C'est que nous vivons aujourd'hui dans un imaginaire du corps et de la conscience qui a depuis longtemps accepté que la conscience et l'individu peuvent être modifiés par la technique. Nous vivons à l'ère de ce que Michel Foucault a nommé le "biopouvoir", à savoir une société où le corps et la conscience relèvent moins de l'individu que de son inscription dans des ensemble de pouvoirs, qu'il soit économique, étatique, scolaire ou médical. Il s'agit pour le pouvoir de contrôler le devenir des individus à partir du contrôle des corps et des consciences, d'un contrôle qui n'est pas, comme on pourrait le penser, répressif, légal ou violent, mais plutôt normatif, récompensant les comportements et les consciences qui s'approchent le plus d'une norme correspondant au corps et à la conscience la plus profitable pour l'instance de pouvoir en question. Ainsi pour le pouvoir économique, la norme cherchera à imposer sur les corps un modèle de productivité idéal et constant; pour le pouvoir étatique, la norme imposera la conscience d'un individu impliqué mais docile; le pouvoir médical quant à lui cherchera à tout prix à réguler la santé du corps dans tous ses aspects, stigmatisant la maladie comme ce qui échappe à la norme, cherchant ainsi à faire entrer la médecine dans tous les aspects de la vie privée de ce pauvre patient dont le corps s'est retrouvé happé par le pouvoir médical. Il faut d'ailleurs fréquenter les hôpitaux pour voir à quel point le biopouvoir est une réalité concrète: toute l'activité du corps est contrôlée, mesurée, normée ridiculement jusque dans ses moindres détails, de sorte qu'une affection d'un système provoquera la prise en charge de tous les autres. Tu te casses une jambe et on t'oblige à dormir et manger à heures fixes durant la durée de ton séjour, c'est ça que ça veut dire.

Le biopouvoir a donc tout intérêt à l'utilisation normée des substances psychotropes. L'exemple qu'en donne Pascal Nouvel est l'apparition d'un usage répandu du ritalin pour favoriser la concentration des élèves ayant des problèmes de déficit d'attention, lui permettant de trouver un corps normal et parfaitement adapté à l'agencement de pouvoir dans lequel il se trouve, l'espace scolaire. Le ritalin constitue l'exemple même du biopouvoir en action, car ce n'est pas tant les instances scolaires qui en poussent l'utilisation mais les parents qui fantasment la réussite de leurs enfants, en accord avec l'école qui promeut de son côté la réussite à travers des structures de classement et de récompense du succès, se déresponsabilisant de la norme qu'elle impose et de celle que les parents fanstasment en retour pour leurs enfants. L'exercice du biopouvoir est de cette manière diffus et partagé. Il ne s'exerce pas d'une manière pyramidale et hiérarchisée comme le pouvoir étatique, mais toujours dans les rapports discrets d'autorité dans lesquels s'agencent les individus.

Et puis c'est d'actualité: une nouvelle parue sur le site de Radio-Canada annonce qu'un débat s'amorce présentement aux États-Unis concernant l'utilisation de psychotropes à l'université. Si une majorité se met à utiliser des psychostimulants en fin de session, qui sont réellement efficaces pour stimuler la concentration sur une courte période, les étudiants clean risquent au final de se retrouver désavantagés.

Ce concept est selon moi le plus efficace et le plus fertile pour expliquer ce point où est parvenue l'histoire de la conscience en Occident. Toni Negri et Michael Hardt en parlent dans Empire (qu'on peut trouver ici en entier en format pdf), de même qu'Agamben dans Homo Sacer. Le sujet tel que l'a pensé la tradition philosophique est définitivement en train de s'effacer. Il laisse la place à ce "moi" soluble et soumis, traversé par des agencements de pouvoir qu'il ne contrôle jamais mais qui le définissent par rapport à un modèle vide de sens et, surtout, de singularité.

Le lyrisme est-il encore possible dans cet agencement biopolitique? Rrrrhaaaaaaaaaaaa... Donnez-moi des amphétamines!