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lundi 19 octobre 2009

Le plus vieux du plus vieux

Bon bon, je suis tanné du plus beau, maintenant c'est au tour de la question du plus vieux. Je vais commencer par les plus vieux textes littéraires:

Avant Gilgamesh: la préhistoire (pharaonique) de la littérature

On identifie d'ordinaire l'Épopée de Gilgamesh comme le premier texte littéraire. Elle date de plus de 3200 ans, mais elle s'est élaborée à partir d'un matériau qui s'étend sur plusieurs milliers d'années. On peut encore assez facilement l'apprécier, même si certains détails sont nous apparaissent très étranges. Mais ce n'est en fait que le premier récit littéraire, avec un personnage principal et quelque chose comme deux épisodes.

Car si on veut considérer une conception plus large de la littérature, et qu'on inclue tout texte qui n'est pas strictement un texte de comptabilité ou de loi ou des inscriptions funéraires, on tombe alors sur toute une strate d'écrits qui précèdent Gilgamesh. À peu près en même temps, des textes de "sagesse" circulaient en Égypte comme les Instruction pour Kagemni, une suite de bonnes pensées et de préceptes moraux mais non codifiés du genre:
Quand tu t'assois avec un goinfre
Mange quand son appétit s'est calmé
Quand tu bois avec un ivrogne
Joins-toi à lui quand son coeur est joyeux
Aux côtés du goinfre, ne prends pas par toi-même ta viande
Mais attends qu'il te la donne, ne la refuse pas alors, tout ira bien
Aucune médisance n'atteint
Celui qui est irréprochable à table
L'homme distant, le coeur imperturbable,
Le cruel sont plus doux pour lui que sa propre propre mère ne peut l'être
Tous le monde est son serviteur
Il faut croire que les Pharaons avaient prenaient les bonnes manières au sérieux.

Avec ce genre de texte, on se trouve véritablement aux limites du fait littéraire, mais un autre texte de la même période (autour de 2360 av. J.-C., mais aux sources peut-être beaucoup plus anciennes), l'"Hymne cannibale", qui consiste en deux incantations écrites dans la pyramide du pharaon Unas. En voici deux extraits:

Unas est le taureau du ciel
Qui grogne dans son coeur
Qui se repaît de l'être de chaque dieu
Qui mange leurs entrailles
Quand ils arrivent, le corps rempli de magie
De l'Île des Flammes"

[...]

Car le pharaon est la grande puissance qui domine toutes les puissances
Le Pharaon est l'image sacrée, l'image la plus sacrée
de toutes les images sacrée de la splendeur
Celui qui trouve sa voie, celui qui dévore morceau par morceau
Un tel texte conserve même aujourd'hui sa gravité poétique. Il constituerait aussi un des plus anciens exemples de philosophie, une réflexion sur les rapports entre le souverain: puisque le pharaon était celui qui maintenait l'unité du royaume sur terre, il est tout naturel qu'il parte faire l'unité du royaume des morts en avalant la totalité des dieux, transcendant ainsi la divinité, le monde et la création. Le pharaon ne serait donc pas le représentant des dieux sur terre, mais plutôt le dieu des dieux qui règne même sur l'au-delà.

Les maximes et sentences morales et l'hymne cannibale apparaissent aujourd'hui à la limite de la littérature parce qu'elles contiennent autant une dimension pratique (préceptes ou incantation) que des représentations. On peut reconstituer certains rapports moraux qui prévalaient lors des repas tout comme l'hymne à Unas fait appel à un imaginaire bestial et solennel.


En-hedu-ana, la plus vieille poète

En-hedu-ana serait non seulement le premier poète dont l'histoire ait conservé le nom, mais elle a aussi le mérite d'avoir écrit les premiers textes à la première personne. Elle aurait vécu autour de 2285 av. J.-C. à la cour de l'Empire d'Akkad de Mésopotamie (à peu près l'Irak d'aujourd'hui). Contrairement à l'Épopée de Gilgamesh, on ne peut facilement trouver un accès à ces hymnes pleines de ferveur religieuse remplies de références à des pratiques, des dieux et des lignées royales dont nous ne savons à peu près plus rien aujourd'hui.

L'"hymne à Inana" est un chant qui lui est attribué. Au début du poème, En-hedu-ana se présente comme une adoratrice fidèle d'Inana, déesse de la fertilité et de la guerre. Elle demande à Nanna, la déesse de la lune, d'intercéder auprès de An, le roi des dieux, en son nom au sujet d'un individu nommé Lugal-ane qui a détruit E-ana (et peut-être aussi capturé Unug). Les détails historiques ou mythologiques de cette histoire ne sont pas connus. En-hedu-ana prie pour qu'on la venge et pour qu'Inana et Nanna de faire une exception pour elle. La fin de l'hymne laisse entendre que la prière a déjà été exaucée, les dieux ont pardonné à En-hedu-ana. (Info tirée de Jeremy A. Black, The literature of ancient Sumer, Oxford University Press, 2004, p. 315-316.) C'est pas clair? Voici un extrait tout aussi obscur de l'hymne à Inanna:
I, En-ḫedu-ana the en priestess, entered my holy ĝipar in your service. I carried the ritual basket, and intoned the song of joy. But {funeral offerings were} {(1 ms. has instead:) my ritual meal was} brought, as if I had never lived there. I approached the light, but the light was scorching hot to me. I approached that shade, but I was covered with a storm. My honeyed mouth became scum. My ability to soothe moods vanished.

Suen, tell An about Lugal-Ane and my fate! May An undo it for me! As soon as you tell An about it, An will release me. The woman will take the destiny away from Lugal-Ane; foreign lands and flood lie at her feet. The woman too is exalted, and can make cities tremble. Step forward, so that she will cool her heart for me.
On peut lire la version anglaise complète ici.

Ainsi, même si ce texte précède de plusieurs milliers d'années toute figure d'auteur (ce sera Homère) et même si cet auteur s'exprime à la première personne, ce "je" ne partage rien avec notre représentation de la subjectivité. Il ne possède pas d'individualité, il n'apparaît qu'en tant que messager dans une querelle qui nous échappe totalement et qui engage autant les dieux que les hommes. Néanmoins, on pourrait tout de même, en exagérant un peu, rapprocher étrangement ce texte à toute l'histoire de la littérature épistolaire féminine par sa mise en scène qui bien qu'obscure résonne avec les grandes correspondances que l'histoire littéraire a conservée.

Cette filiation est-elle complètement arbitraire ou cache-t-elle, au plus profond de son obscurité une des données universels et intemporelles concernant la littérature et les femmes? Comme disait le monsieur à la fin des cités d'or: "Aurevoir, à bientôt"

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