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mardi 25 octobre 2011

La littérature est inefficace et ennuyeuse aujourd’hui.

Image: Robert The
Contenu! Contenu! Contenu! Les quelques fans qui n'ont pas encore déserté cette barque à la dérive qu'est devenu Doctorak, go! pourront se réjouir: je mets en ligne aujourd'hui un petit article que le revue À babord m'a demandé récemment pour un dossier spécial sur l'état actuel de la littérature. Le numéro est très intéressant, avec des articles d'Alain Farah, Catherine Mavrikakis, Jonathan Lamy (sur Danny Plourde), la bédé québécoise, hermann broch, une critique négative de L'homme blanc de Perrine Leblanc, bref, toutes sortes de choses amusantes.

Ma contribution: un texte qui s'intitule "La littérature est inefficace et ennuyeuse aujourd'hui", c'est une réflexion sur les surfaces d'inscription. La voici.

On doit se rendre à l’évidence : la littérature n’est ni aussi efficace et ni aussi divertissante que le cinéma, la télé, les jeux vidéo ou les technologies de l’information. On doit se rendre à l’évidence également : si à notre époque, les genres littéraires survivent, c’est plus par inertie d’institution qu'en vertu d'une réelle capacité de rendre l’expérience de leur époque aux individus qui ont les deux pieds dedans. Et elle en paie les conséquence: la littérature suscite aujourd'hui plus souvent qu'autrement l’indifférence générale. Il ne reste que des miettes de la grandeur de Voltaire à son époque, des miettes de Victor Hugo. Des miettes, même, de Gaston Miron, c’est dire. Et invoquer des motifs moralisateurs sur la beauté et l’importance de l’histoire littéraire pour l’identité collective, la nation ou la grandeur de l’homme ne contribuerait en rien à démontrer la pertinence du littéraire aujourd'hui au sein de la culture. Dans sa forme dominante, dans l'état où on la trouve, et mis à part quelques productions marginale qui essaient tant bien que mal de la sauver d'elle-même, il n'y a pas de pertinence à la littérature aujourd'hui.
Mais est-elle pour cette raison définitivement terminée? Pour répondre à cette question, il faudrait plutôt revenir à ses fondements, à ce qui fait sa singularité matérielle et formelle. Elle possède en effet une chose qui lui est unique, le résultat de milliers d’années d’évolution : son code, l’écriture, et son matériau, le langage sont plus adaptés, plus durables et plus économique que tout ce que les deux derniers millénaires ont pu produire en matière d’art et de communication. Toutes les technologies de l’image, depuis la peinture jusqu’à l’archivage numérique en passant par la pellicule, sont fondées sur des matériaux friables appliqués sur des surfaces de quelques micromètres à peine. Leur conservation demande un soin constant, des environnements contrôlés et des institutions coûteuses qui, sur une longue durée incluant des guerres, des révolutions et même la disparition de civilisations entières, feront en sorte qu’il ne restera rien de tout cela d’ici peut-être mille ans à peine. Il nous reste cependant des fragments toujours lisibles de l’Épopée de Gilgamesh et même des œuvres entières des Grecs. Et parce que ce code est aussi économique que durable, il fait en sorte que chaque individu, pour autant qu’il sache lire et écrire, se sent une part de responsabilité au moins à la littérature, car elle est à sa portée, il l’invoque même nécessairement dès qu’il s’installe pour écrire. De ce point de vue matériel, on peut comprendre la littérature comme le répertoire des techniques du récit et de l’imaginaire de l’écriture, des personnages possibles, des intrigues potentielles, des figures de style virtuelles, des moyens les plus fondamentaux de communiquer.
Pour cette raison, la littérature a un pouvoir et une responsabilité historique qui excède tout ce dont sont capables à la fois le marché et les technologies de l’information. En matière de culture, l’économie de marché est en effet incapable de conserver aucune mémoire que ce soit. La culture de masse fait circuler de manière virale des éléments culturellement localisés, si connotés qu’au-delà d’un certain espace-temps très restreint ils deviennent aussi indéchiffrables que dépourvus de pertinence. Les technologies de l’information, quant à elles, plus soucieuses de la mémoire de notre époque, se sont engagées dans une poursuite pour archiver et conserver l’intégralité du savoir et de l’expérience humaine. Mais pour y arriver, les travailleurs de l’information ne cessent de faire migrer les données de serveur en serveur, de système en système, de disque en disque parce qu’aucune de ses surfaces ne saurait durer plus que 50 ans. Cette poursuite, malheureusement, est perdue d’avance. Le désintérêt, le manque de fonds et de ressources, la dégradation physique, les erreurs de classement et finalement, l’impossibilité de ramener cette quantité d’information à une échelle humaine vouent ces archives à l’oubli.
C'est uniquement à cette échelle de temps infiniment vaste qu’on redécouvre la raison d’être de la littérature. Par sa capacité de mettre en scène aussi l’activité humaine que son imaginaire, elle ramène le savoir et la pensée d’une époque à un niveau où ils deviennent saisissables au regard d’un individu d’une autre époque; par la malléabilité de son code, elle est infiniment plus résistante aux erreur de classement et à la dégradation physique de ses surfaces d’inscription; et parce qu’elle constitue une des traces les mieux intelligibles de tout le passé de l’histoire humaine, il est pratiquement assuré que l’ensemble des connaissances nécessaires pour en assurer la transmission se transmettra lui aussi. Les périodes d’obscurité, d’éclipse du littéraire sont parfois longues et désespérantes mais jamais définitives.
Efficace et divertissante, la littérature ne l’est assurément pas à l’intérieur de l’industrie culturelle d’aujourd’hui. Mais ramenée à cette échelle de milliers d’années qui lui donne son sens, Œdipe roi de Sophocle, Les dialogues de Platon et même les fragments à peine compréhensibles de L’Épopée de Gilgamesh demeurent suffisamment lisibles pour être plus agréables que tous les édits royaux, les états de compte et les protocoles de prières qui nous sont aussi parvenus des mêmes époques. Ces textes littéraires constituent le seul témoignage accessible de l’expérience totale de ce passé qui ne nous appartient pas mais qui pourtant constitue notre seul horizon, passé et futur.

Je vous invite à lire le reste du dossier dans le numéro d'octobre/novembre 2011 d'À babord, disponible dans les Maisons de la presse et dans la plupart des librairies, les grandes chaînes comme les indépendantes.

8 commentaires:

jp a dit…

céline l'avait dit en 1950. mais aujourd'hui y'a quand même une forme développée de littérature audiovisuelle psychotronique qui se développe un peu partout dans les neurones nombreux, et le langage, c'est pas seulement l'écrit, mais je n'ai rien à dire sur le sujet. mis à part que j'arrive encore à lire plus de 75 pages d'un livre par jour, parfois, encore. mais pas tous les jours.
merci quand même.

Samuel Mercier a dit…

Excellent texte. Par contre, je ne suis pas convaincu par la capacité de la littérature à ramener « le savoir et la pensée d'une époque ». Je suis plutôt d'avis qu'une part de l'esprit d'une époque reste à jamais insaisissable. En laissant des traces, la littérature permet plutôt à mon avis de rendre tangible un lien à ces époques révolues. Mais la lecture est toujours un acte qui se joue dans l'ici et maintenant. C'est un peu comme si la littérature nous donnait une expérience contemporaine du passé. Ce n'est pas clair comme expression... Mais est-ce que c'est ce que tu voulais dire ? Que la littérature permet de construire, grâce aux traces, une communauté qui ne se situerait pas uniquement dans un temps défini, qui serait, en somme, hors du temps ?

Jean Milot a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Jean Milot a dit…

Est-ce que le texte n'est pas une entité hors de son support? Qu'un texte soit écrit sur un parchemin, un Mac ou bien sur du papier de toilette, c'est un peu la même chose. C'est de l'écrit. Ce qu'il faut, c'est s'envoyer des textes pour qu'ils ne meurent pas. La transmission, peu importe la manière, mais la transmission.

Et Samuel Mercier dit que la communauté se construit hors du temps. Je dirais que c'est un autre temps que celui de l'écriture. Ce temps s'inscrit selon un rythme qui lui est propre, mais toujours artificiel. Ce temps est en fait une recomposition, il ne nous donne pas accès au passé. Et, c'est Henri Bergson qui l'exprime le mieux avec l'exemple du cinématographe :

"Ainsi fait le cinématographe, indique Bergson. Avec des photographies dont chacune représente le régiment dans une attitude immobile, il reconstitue la mobilité du régiment qui passe. […] Le procédé a donc consisté, en somme, à extraire de tous les mouvements propres à toutes les figures un mouvement impersonnel, abstrait et simple, le mouvement en général pour ainsi dire, à le mettre dans l’appareil, et à reconstituer l’individualité de chaque mouvement particulier par la composition de ce mouvement anonyme avec les attitudes personnelles. Tel est l’artifice du cinématographe. Et tel est aussi celui de notre connaissance. Au lieu de nous attacher au devenir intérieur des choses, nous nous plaçons en dehors d’elles pour recomposer leur devenir artificiellement."

Doctorak, go! a dit…

@Jean Milot
Si le texte était une entité hors de son support, l'histoire de l'écrit n'aurait pas connu tous ces problèmes de transmission qui font en sorte que s'introduisent des erreurs souvent graves dans la copie. Qui plus est, à long terme, le contexte, les référents, la logique même de la langue qui donne son sens au texte, tout ça change au point où il devient parfois impossible d'en saisir l'importance ou la signification la plus simple pour le rédacteur original.
S'envoyer des textes fonctionne comme moyen de transmission tant que le contexte qui donnait sa valeur au texte demeure perceptible à celui qui le reçoit. Mais si ce contexte est perdu, comme cela s'est produit par exemple à la fin de l'Antiquité, il importe que ces textes soient conservés sur une surface qui pourra durer au moins plus qu'une génération. Or, nos surface d'inscription actuelles durent à peine 10 ans quand on parle du numérique, ce numérique dont on nous vante les capacités à pouvoir archiver le savoir intégral de notre époque. Il faut imaginer qu'à une échelle de 500 ans, il faudrait qu'aient été effectués 5000 transferts complets et réussis de toutes ces archives quand il suffit d'un seul changement de gouvernement pour qu'on coupe le financement pour la préservation d'un fonds d'archive jugé non absolument nécessaire par des politiciens pour qui l'économie est la seule priorité. Et si ce régime devait durer encore 500 ans ou, plus raisonnablement, si ce régime était remplacé par un autre, et un autre, et un autre qui auraient tous des priorités différentes mais tout aussi éloignées des questions de conservation de l'écrit, on risque fort de ne trouver que des bribes de ce qui s'appelait le fait français en Amérique. Il ne restera peut-être qu'une trace de notre passage, quelque chose comme "ce peuple, nous apprend x, aimait beaucoup chanter". On en saura autant sur nous que sur les Iroquoiens du Saint-Laurent qui sont, eux aussi, hors du temps.
Mais à plus petite échelle, la perte se produit de la même façon. Qu'on pense à toutes ces archives du début du cinéma qui ont brûlé parce que la pellicule de nitrate était inflammable, à ces archives télévisuelles effacées ou jetées parce que les premières cassettes vidéo étaient gigantesques et dispendieuses, et qu'on pense seulement à tout le mal que fait présentement l'hystérie du droit d'auteur et du copyright pour la conservation de oeuvres, qui font en sorte qu'on laisse les copies se dégrader en empêchant leur transfert sur de nouvelles surfaces. Un tel régime du droit d'auteur n'a de sens que lorsque les surfaces d'inscription originales peuvent durer au-delà des 70 ans nécessaires après la mort de leur auteur pour que ces oeuvres tombent dans le domaine public.

Doctorak, go! a dit…

@Samuel Mercier
Quand je parlais des capacités la littérature avait de ramener le savoir et la pensée à un niveau saisissable, je pensais à ce courant des études littéraires qui conçoit le roman comme une stratification des tous les discours d'une époque, scientifique, esthétique, social, comme on le trouve surtout au dix-neuvième siècle. Je pensais aussi aux études d'Auerbach dans Mimèsis. Mais, effectivement, ramener le savoir à un niveau tangible implique nécessairement que soit perdue une partie de son sens, qui fait en sorte que la vérité ne peut qu'être imaginée, extrapolée sans certitude par une approche interprétative que l'herméneutique a essayé de définir.
Mais quand elle ramène les discours à ce niveau où ils deviennent tangibles et laissent apparaître leur interrelations, la littérature permet aussi d'éclaircir plus qu'un lien à une époque. Elle permet de mieux comprendre le fonctionnement de la pensée pour l'époque qui lui est contemporaine. Ce que j'aime dans l'analyse des textes anciens, c'est cette capacité qu'elle a de renouveller complètement de temps à autre la compréhension d'un texte à partir d'un recoupement qui n'avait pas été fait jusqu'alors avec un autre texte, avec d'autres traces. Ce qui me fascine, c'est que toutes ces traces étaient offertes aux yeux de tous jusqu'à ce moment, mais que le regard qui permettrait d'en donner une interprétation plus probable manquait encore. Mais pour que cela puisse se produire, il faut que les surfaces d'inscription permettent la conservation de ces moments et de ces traces qui paraissent obscurs aux interprètes des époques à venir.

Samuel Mercier a dit…

« The Voyager Golden Records are phonograph records which were included aboard both Voyager spacecraft, which were launched in 1977. They contain sounds and images selected to portray the diversity of life and culture on Earth, and are intended for any intelligent extraterrestrial life form, or for future humans, who may find them. »

C'est vrai qu'il y a quelque chose d'angoissant dans le fait qu'une grande partie de la culture de la fin du XXe et du début du XXIe siècle risque de disparaître à jamais dans un avenir assez rapproché. À chaque changement de support, une partie du patrimoine est vouée à la disparition. C'est le cas, par exemple, du passage du vinyle au CD ou de tout autre changement du genre. Il est possible de rêver et de croire que les fichiers numérisés resteront toujours éparpillés dans des disques durs quelque part et qu'il sera toujours possible de traduire cette information pour la rendre accessible à nouveau. En même temps, je n'y crois pas trop et notre époque est peut-être condamnée à laisser peu de traces. Les films, la musique pop (qui, en plus, n'est plus transmise par des partitions vendues aux gens pour qu'ils puissent jouer leurs hits préférés sur le piano du salon), les photographies, les émissions de télévision, les journaux numérisés... Il est difficile de voir comment tout ça pourra être encore accessible dans 1000 ans.

L'accès aux traces culturelles du passé permet de croire en une certaine pérennité, une relation à l'objet qui serait hors du temps. Tu seras probablement d'accord avec moi pour dire qu'on peut tout autant être ébloui par une ligne de Shakespeare que par un extrait d'oeuvre contemporaine. Cette réactualisation d'une trace du passé comporte nécessairement une part de trahison vis-à-vis des objectifs initiaux de l'oeuvre et je ne crois pas qu'il soit possible de lire à travers elle l'esprit d'une époque, tout au plus est-il possible de se l'imaginer (parce que notre manière de lire est irrémédiablement contemporaine). Qu'il soit véritable ou fantasmé, ce rapport à un autre temps de la culture permet de construire un certain sens de la communauté.

Cette idée d'une « communauté de sens » transhistorique ne va pas tout à fait de soi. Il serait possible de voir dans le hors temps de l'oeuvre une planche de salut onaniste qui permettrait de mettre de côté l'angoisse de notre propre fin (un peu comme ces écrivains qui écrivent pour laisser une trace, même minime, dans l'histoire). Ce mécanisme existe, mais il est un peu vain, je crois. C'est plutôt l'aspect communautaire de la lecture qui me semble intéressant dans ce que tu amènes.

Samuel Mercier a dit…

L’histoire n’est rassurante au fond que lorsque l’on regarde en arrière parce qu’elle donne aux événements un aspect nécessaire, mais au-delà du destin et de l’aspect inévitable qu’on voudrait lui donner, il y a le temps qui emporte les choses et tout ce qu'elles ont pu un jour représenter. La possibilité d'entrer un dialogue avec des époques révolues (même si nous ne pourrons jamais véritablement les saisir) reste encore une des grandes forces du livre.

Mais tout dépend quand même de la transmission de cette culture. Le livre a beau être un support plus stable, il n'est pas éternel. Si Gilgamesh s'est rendu jusqu'à nous, c'est bien parce que la chaîne de transmission physique n'a pas été interrompue. Ce qui implique un travail de copie, d'édition, de conservation... D'autre part, le passage de ces traces ne peut être rendu possible que par un passage du code permettant de les déchiffrer. Je parle bien sûr ici de la langue, mais également des références esthétiques minimales sans lesquelles l'oeuvre ne saurait être autre chose qu'un bout de papier avec encore du texte écrit dessus. Mais tout ça n'est évidemment pas de notre ressort et libre à nous de graver une fois de plus le disque d'or de Voyager et de l'envoyer dans l'espace dans l'espoir que quelqu'un un jour pourra y avoir accès et s'en émouvoir.