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samedi 20 décembre 2008

Le rideau de balles et la métaphysique

Et maintenant, un petit peu de retrogaming. Et même si les jeux vidéo ne vous intéressent pas, restez jusqu’à la fin, je vais ramener ça à la littérature et à la conception du sujet contemporain. Ça vaut la peine, vous allez voir.

Parce que j’aime en général les vieilles affaires et que je ne suis pas trop pressé de découvrir les nouveautés en matière de jeux vidéo, je suis resté un fan de jeux 2D, c’est-à-dire des jeux de plates-formes (Metroid), de puzzle (Tetris), des RPG (Final Fantasy) ou de combat (Street Fighter II). Avec l’arrivée massive de la 3D dans le monde des consoles, on pourrait croire que tous ces genres ont disparu pour laisser la place à des jeux mieux adaptés aux nouvelles possibilités graphiques.

Or les genres qui déclinent ne disparaissent pas toujours d’une manière fulgurante. Certains s’adaptent ou sont cannibalisés par les genres mieux adaptés aux changements de paradigmes. On n’a qu’à penser au passage à la 3D de la série des Super Mario ou des Legend of Zelda, ou au développement des jeux de rôle collectifs en ligne sur le modèle du jeu de rôle en solitaire; d’autre essaient tant bien que mal d’adapter leur formule en rajoutant des effets visuels inutiles qui ne font qu’amplifier l’impression que
leur époque est terminée; d’autres enfin entrent dans une espèce de spirale de surspécialisation qui entraîne les amateurs sur une ligne de fuite qui peut les porter aux limites cognitives ou de neurologiques de l’interactivité. Ainsi, autant les les jeux de combat 2D (comme les versions récentes de Street Fighter II) ou semi 2D (comme Soulcalibur ) que les puzzles (Money Idol exchanger, Puyo Puyo, Puzzle Bobble) ont développé toute une grammaire du « combo », soit une séquence de mouvements qu’on doit préparer puis exécuter pour obtenir un maximum de points, un spectacle vraiment cool et l’impression qu’on est vraiment des kings incroyables.

Si je me suis toujours intéressé aux spécialisations des genres que j’apprécie, Ce n'est que tout récemment que je suis tombé sur celle propre à ce qu’on appelle les « side-scrolling shooters » un sous-genre du « shoot’em up », dont le modèle remonte à Defender et qui consiste à littéralement tirer sur tout ce qui bouge dans l’écran. Comme les autres genres de jeux 2D, le plate-forme, le RPG, le jeu de combat et le puzzle, il a connu ses sommets dans les années 90 et son déclin avec l’arrivée de la 3D. Peut-être est-ce parce que le Shoot’em up avait plus à perdre que les autres dans cette évolution, peut-être est-ce que aussi parce que le genre était particulièrement normé et impliquait peu de variations, toujours est-il que la surpécialisation du « Side-Scrolling shooter est d’une exigence fascinante. On lui a donné le nom de « rideau de balles », du japonais « danmaku ». Et c'est en gros tout ce qu’on peut trouver sur l’éran : des projectiles qui se déploient en séquences qu’il faut mémoriser à certains moments pour pouvoir survivre.


(Il faut vraiment visualiser l'extait en "haute qualité" pour apprécier pleinement)

Le Danmaku représente un des genres les plus difficiles à maîtriser tellement la concentration qu’il nécessite ne s’obtient que par une discipline et un entraînement dignes des arts martiaux. Comme dans le sport d’élite, ce type de jeux permet à l’utilisateur de toucher à une limite cognitive de la performance humaine, à ce point d’étouffement où le sujet, sa singularité, son histoire laissent la place à un niveau de focalisation mentale où il n'est plus que réflexe et symbiose avec son environnement.

Cet effacement du sujet se lit aussi à l’écran et dans la manière d’envisager le jeu : le curseur que contrôle le joueur cesse lui aussi d’être la figuration d’un sujet. Si je ne me suis jamais intéressé à ces jeux, c'est parce que leurs prémisses narratives étaient inévitablement navrantes et se résumaient à « vous devez seul, avec l’aide de votre vaisseau spatial, exterminer une race d’extra-terrestres jusqu’à leur chef qui est, évidemment, gigantesque. Mais dans le Danmaku, tout le narratif est marginalisé jusque dans le rapport du joueur à la représentation. Il attaque moins qu’il doit se concentrer à éviter les projectiles, il extermine moins qu’il survit à un environnement qui le dépasse. Les projectiles eux-mêmes ne sont plus des balles mais des éléments de motifs géométriques en mouvement. Le curseur du joueur se trouve lui aussi complètement excentré du jeu, il n'est plus que l'observateur d’une représentation qui l’exclut et le dépasse. Cette représentation du joueur apparaît donc comme un observateur objectif, sans histoire et sans singularité autre que celle qui le place dans l'espace dans la position d'une altérité de motif, ce qui n'est d'aucun motif. Cette conception de l’observateur se montre ainsi plus conforme à la conception du sujet en science qu’au sujet narratif, qui demeure le plus souvent le modèle du sujet des jeux vidéo. Ce sujet des sciences, c'est celui de l'observateur actif de Heisenberg et Schrödinger, il observe le monde tout en en faisant partie et c'est par rapport au monde qu'il trouve sa singularité et non par rapport à lui-même; comme l’homme devant à la nature, pour avoir le droit de l’observer, de la comprendre, il doit payer le prix de son détachement définitif d’avec elle, concevoir la raison comme singulière, événementielle et irréductible à la nature.

Parce qu'il donne l'expérience de cet observateur asubjectif, le Danmaku représente en quelque sorte la version métaphysique du shoot’em up : toutes les vélléités guerrières qui présidaient auparavant à la dynamique narrative ont laissé la place à une observation méditative du monde, d’un monde qui nous dépasse et dans lequel l’événement de l’homme trouve difficilement sa place et son équilibre, tout en étant le seul événement qui permette au monde son effectuation en tant que représentation, singularité, sens.

Ce qui fascine, c'est que le Danmaku réussit à produire cette conception du monde uniquement par les possibilités singulières de représentation des jeux vidéo. Cette conception du monde ne se construit plus par le biais d’un récit, de personnages ou même de langage, mais par la représentation d’un ensemble interactif d’objets en mouvement qui pousse le joueur dans une expérience de ses limites cognitives, vers ce point où il devient lui-même cet observateur excentré d’un monde qui le dépasse. Cette expérience est loin de se limiter au domaine de l’interactivité des jeux vidéo. Elle se rapport autant à l’expérience du sublime kantien devant la complexité de la nature qui nous dépasse, que l’expérience angoissante de cette totalité de l’information mondiale qui est en même temps immédiatement accessible par Internet et en même impossible à saisir parce que toute la durée de notre existence ne nous permettrait pas d’en lire la plus petite partie.

Ce type de surspécialisation aussi réussi est rare dans le domaine des jeux vidéo, mais elle donne à penser comment son histoire s’annonce aussi riche qu’a pu l’être l’histoire du cinéma. Et peut-être de la littérature s’ils durent encore un petit deux mille ans. D’un modèle de narration épique, pour lequel le seul récit possible était la guerre et le conflit, ils peuvent passer à un modèle lyrique ou dramatique, pour suivre l’esthétique de Hegel.

***

Si vous voulez jouer à une des 11 versions disponibles de Touhou, le Danmaku présenté plus haut, il est en open source, entretenu par une petite communauté qui organise des tournois, maintient un palmares des high scores et confectionne les trames sonores. L'extrait vidéo était tiré de Touhou 8: Imperishable Night. Lien vers les jeux et la communauté Touhou.

Je ne connais pas le jeu Noiz2sa duquel est tirée l'image complètement abstraite du début. Il a l'air excellent et il est disponible en open source, ici.

Lien vers la version en bonne qualité de l'extrait vidéo de Touhou 8 présenté plus haut.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bon, je sais que ça a aucun rapport avec les rideaux de balles, mais comme tu as dit que t'étais un fan de vieux jeux (comme moi, mais c'est parce que j'ai jamais compris comment jouer en 3D - je possède encore le Nintendo 8 bits avec le 1er Zelda), je me demandais si tu avais déjà vu les vidéos du gars qui reproduit les jeux avec des humains... Il y en a plein, tu verras sur Youtube. Voici le lien pour le Tétris: http://www.youtube.com/watch?v=G0LtUX_6IXY

Doctorak, go! a dit…

Il faudrait qu'un programmeur en fasse une version jouable. À moins qu'elle existe déjà.