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mercredi 1 avril 2009

Orgueil et préjugés et morts-vivants II: le zombie Artaud

Ma dernière note sur Pride and Prejudice and Zombies a bien marché, et comme il me reste des choses à dire sur le sujet, ben je vais finir.

Dès que j'ai compris le projet à la source du livre, j'ai pensé à un autre texte, d'Artaud celui-là, qui demeure un de mes préférés. Il s'agit de "L'Arve et l'Aume, tentative anti-grammaticale contre Lewis Carroll" (1943) qui est construit un peu de la même manière, par ajouts impromptus de fragments originaux au sein d'un texte ancien, le chapitre de Through the Looking Glass où Alice rencontre Humpty Dumpty. À cette exception qu'Artaud ne recopie pas le texte de Carroll, il le traduit. Mais il le traduit avec beaucoup d'honnêteté, sauf à quelques moments où les attaques se produisent, non pas de morts-vivants, mais de glossolalies cette fois. Le moment le plus drôle - d'un humour dont seul est capable la folie d'Artaud - se trouve dans cet ajout violent qui ne se trouve pas dans le texte de Carroll:
«Vous semblez vraiment très calé, monsieur, dans le dépouillement du sens des mots, dit Alice. Voudriez-vous être assez bon pour me dire ce que signifie le poème intitulé:
NEANT OMO NOTAR NEMO
"Jurigastri Gabar Uli
Oltar Ufi
Sofar Ami Momar Uni Gonpar Arak -
Solargultri Barangoumti Sarangmumpti Tantar Upti Septfar Esti. Alak Elit."
- Si vous vous décidiez à choisir votre titre, dit Dodu Mafflu. Et puis quant à inventer des mots il faut au moins qu'ils se rapportent par quelque côté à quelque chose. Ceux-là ne se rapportent absolument à rien.
- Je croyais au contraire qu'ils se rapportaient à beaucoup de choses, dit Alice.
- Pas pour moi et pas aujourd'hui, une autre fois peut-être. - Le poème maintenant. Je peux expliquer tous les poèmes qui furent jamais inventés, et un bon nombre de ceux qui l'ont été jusqu'ici.»
(Le texte original donne: 'You seem very clever at explaining words, Sir,' said Alice. 'Would you kindly tell me the meaning of the poem called "Jabberwocky"?' 'Let's hear it,' said Humpty Dumpty. 'I can explain all the poems that were ever invented—and a good many that haven't been invented just yet.')

Ce type de violence faite au classique par Artaud le mène aussi à une réflexion sur la propriété des textes. Il écrit en 1947:
J'ai eu le sentiment, en lisant le petit poème de Lewis Carroll sur les poissons, l'être, l'obéissance, le « principe» de la mer, et dieu, révélation d'une vérité aveuglante, ce sentiment, que ce petit poème c'est moi qui l'avais et pensé et écrit, en d'autres siècles, et que je retrouvais ma propre œuvre entre les mains de Lewis Carroll.
Une telle réflexion n'est pas incompatible avec l'idée d'un texte libre de droit. Ce texte, même s'il est associé à un auteur, ne lui appartient plus en propre au sens où il n'a plus de droits acquits sur lui. Si Artaud revendique une propriété sur sa traduction, il ne revendique pourtant pas la propriété du texte de Carroll. Il dit plutôt que la pensée de ce texte n'est pas appropriable, qu'elle est collective au sens où tout le monde peut la reprendre. En s'insérant dans le texte, il amorce en fait le démontage de l'idée de propriété intellectuelle. Les oeuvres littéraires apparaissent ainsi comme de la matière plutôt que comme des productions culturelles, une matière certes fragile, mais néanmoins malléable et appropriable.

Et comme pour Pride and Prejudice and Zombies, la glose d'Artaud s'insère dans le texte et non pas en son retrait comme commentaire. L'Arve et l'aume m'apparaît lui aussi relever de cette époque encore à venir où la transmission du fonds livresque a abandonné l'idéal fétichiste de conservation des textes pour accepter que leur survie passe d'abord par leur diffusion d'un copiste à l'autre, avec les pertes et les modifications qu'un tel mode de transmission implique.

Donc Pride and Prejudice and Zombies et L'Arve et l'aume, c'est la même chose. À cette exception que le premier texte est d'un comique franchement débile écrit par un dude, et que l'autre est d'un comique inquiétant écrit par un monument. D'avant-garde s'il en fut.

3 commentaires:

La Loove a dit…

Je ne sais pas, c'est peut-être la différence de registre, mais je ne suis pas sûre d'y voir la même chose. Il me semble que pour Jane, c'est un jeu avec l'objet et sa représentation. Pour Carroll et Artaud, c'est une insertion, une appropriation toute personnelle, un prétexte même pour Artaud, un cadre où il s'insère et se met lui-même en jeu. Et non seulement le comique, mais le plaisir aussi est tout à fait différent. Non?

Doctorak, go! a dit…

Ça ferait tellement le meilleur sujet de dissertation parce qu'on peut réponde oui ou non et les plus intelligents vont dire un peu des deux.
Est-ce que quelqu'un veut mettre les deux textes au programmes ou est-ce qu'il va falloir que je change mes plans de carrière pour devenir le prof d'université que j'ai toujours rêvé d'être? (Dans ce cas, il faudrait aussi penser à se battre pour réformer les structures départementales.)

Christian Roy, aka Leroy a dit…

en tout cas, ç'aurait été plus hot que de prendre position pour ou contre l'art engagé (robbe-grillet vs sartre).

deviens prof au cégep, tu peux faire n'importe quoi dans ces asiles-là.