passez faire un tour à la boutique: doctorak.co

mercredi 22 avril 2009

Commentaire croisé de La forêt de la malédiction et du Manoir de l’enfer

Un peu au hasard de quelques titres trouvés en usagé, je suis retombé il y a quelques temps dans les livres dont vous êtes le héros. Au salon du livre de Rimouski, mon père me promettait à chaque année de m’acheter le livre que j’avais choisi (je prenais trois jours complets à le sélectionner méticuleusement); or, pendant deux ou trois ans, les livres dont vous êtes le héros chez Folio Junior était LA raison pour laquelle j’attendais le salon du livre. J’avais tellement rêvé de La Couronne des rois, mais il était trop cher. Vingt ans après, le Mathieu adulte a fait son cool, il a sorti les 8$ nécessaires pour l’acheter au petit Mathieu pauvre de 12 ans que j’étais. Merci mon gars.

Mon plaisir nostalgique de relire ces livres a cependant vite cédé la place à un véritable intérêt pour la structure formelle de ces romans, d’où l’idée de vous embêter aujourd'hui avec mon…


Commentaire croisé de La forêt de la malédiction et du Manoir de l’enfer intitulé « Le gestionnaire et le cartographe »


J’ai choisi ces deux livres principalement parce qu’ils sont caractéristiques du style de deux des auteurs principaux du courant, Ian Livingstone et Steve Jackson, mais aussi parce qu’ils permettent chacun de penser un rapport au possible, au virtuel et à la représentation qui me semble très actuel.

Qu’est d’abord un livre dont vous êtes le héros? On les présente avant tout comme des jeux. Le joueur devrait lancer des dés pour établir les caractéristiques de son personnages, puis jouer le jeu en effectuant les combats, en notant les dommages subis, les accessoires trouvés, etc. Cependant, il faut reconnaître d'emblée que ces règles et ces procédures, sont inefficaces parce que le joueur se retrouve finalement seul avec le livre sans personne pour lui faire respecter les règles, ce qui fait qu'à chaque fois qu'il doit « tenter sa chance » il serait bien stupide de risquer de ruiner la progression du récit seulement parce que les dés ne sont pas de son côté. La volonté de puissance du lecteur qui le fait persister dans le récit ne peut faire en sorte que de le faire tricher aussi souvent que possible.

On s’imagine mal abandonner le récit simplement parce qu’une suite de mauvais lancers contre un troll insignifiant a fait mourir notre personnage. La vanité de l’existence se prête mal à la figure du héros épique.


Le gestionnaire

Or, cet état de fait, Ian Livingstone n'en tient pas du tout compte dans sa manière de structurer ses récits. Ses livres apparaissent pour le moins linéaires : le récit bifurque à quelques moments mais il consiste principalement en une ligne droite sur laquelle s’embranchent des événements auxquels le lecteur peut choisir ou non de participer. Cette linéarité de la progression prend tout son sens si on « joue » le jeu jusqu'au bout. Ainsi, La cité des voleurs ne nous apparaît comme une frénésie de magasinage sur une rue commerçante que lorsque le lecteur refuse de considérer un nombre de pièces d'or limité. De la même manière, La forêt de la malédiction perd tout son sens lorsque le nombre virtuellement infini de point d'endurance et la capacité de gagner tous les combats en se rendant directement au paragraphe de victoire font s'arrêter le lecteur à tous les arbres où quelque chose a l'air de se produire. Quand l'habileté et l'endurance sont limitées, chaque arrêt devient le sujet d'une réflexion sur la dilapidation de sa puissance, il doit choisir à un moment donné de ne pas s'arrêter au risque de tout perdre. Tout ça uniquement s'il suit les règles à la lettre. Ce que ne fait honnêtement aucun lecteur de livres dont vous êtes les héros.

Or, l’expérience qu’on peut faire en « jouant le jeu » est d’un ordre particulier. Le but n’est peut-être pas tant de se rendre à la fin et de voir triompher son héros (parce qu’en trichant on s’y rend facilement) que de faire l’expérience intime du héros limité par ses moyens et ses capacités. Tout l’intérêt de La forêt de la malédiction se trouve là : expérimenter la méfiance par rapport à ses propres forces et le risque que la prochaine rencontre tourne mal. On croise un homme pris dans un piège à loup, devrait-on l’aider ou non? Ou devrait-on risquer de se faire tuer en interromant une querelle entre deux gobelins? À cet égard, La forêt de la malédiction est un roman lucide de l’individualisme conservateur qui, dans un monde sans structure sociale, cherche à protéger ses intérêts d’abord en même temps qu’il doit aussi s’impliquer dans certaines rencontres s’il souhaite avancer dans sa quête (pour gagner, il faut trouver deux morceaux d’un marteau, c'est un peu sans but). L’expérience de lecture que propose Ian Livingstone ne correspond donc pas tout à fait au genre épique mais tout à fait au genre dramatique bourgeois en ce qu’il incorpore une dimension économique à l’aventure, faisant du lecteur un gestionnaire raisonnable du héros et de son histoire.


Le cartographe


Ce qui nous amène à cette conception complètement opposée qu'on peut retrouver chez Steve Jackson. Quant à elle, elle incorpore d’emblée l’idée qu'on puisse tricher en aménageant plusieurs dispositifs qui ne reposent plus sur l’honnêteté supposée du lecteur. Par exemple, si on trouve une clé, il risque d’y avoir gravé dessus un chiffre qu’on devra soustraire au numéro du paragraphe dans lequel il nous sera demandé de nous en servir; on trouve aussi beaucoup de culs-de sac « en grappes », où un certain paragraphe mène éventuellement à une série d'impasses d'une manière qui rend difficile le retour en arrière qu’on vient naturellement à pratiquer d’ordinaire en retenant du doigt la page du paragraphe d'où on arrive.

Si l'expérience de lecture de Ian Livingstone correspond à l'incorporation de l'économie dans le récit, faisant du lecteur un gestionnaire raisonnable de l'histoire, la structure des romans de Steve Jackson fait du lecteur un cartographe qui pour s'en sortir doit établir une carte des possibilités de récit pour ensuite reconstituer morceau par morceau le chemin qui le mènera à la fin. Le récit de Jackson est donc totalement virtuel au sens où la linéarité de son actualisation, c'est-à-dire la « solution » (le walkthrough) on ne la retrouve que lorsque toutes les possibilités ont été évaluées, pesées, et remises dans le bon ordre. Ainsi chez Steve Jackson l'aventure n'attend pas le lecteur au détour d'un paragraphe, elle ne se trouve pas dans l'issue aléatoire d'une bataille, elle se trouve plutôt littéralement dans le travail non linéaire de reconstruction du fil des événements. Dans Le Manoir de l’enfer, sorte de maison lovecraftienne dans laquelle le héros se retrouve malgré lui après avoir manqué d’essence, la séquence des événements ne se reconstitue que petit à petit qui nous mène à trouver le poignard malais dans une pièce secrète qui seul pourra terrasser le majordome du Comte de de Brume. Si gagner chez Ian Livingstone c'est arriver à mener un personnage imparfait du paragraphe 1 au paragraphe 400, chez Steve Jackson au contraire, gagner c'est décoder la véritable histoire du livre en reconstituant la séquence abstraite des paragraphes et des événements qu'ils enchaînent.

À cause de la solitude souveraine du lecteur devant le roman qui ne voit pas la pertinence de suivre pour lui-même des règles imposées de l'extérieur et sans réelles conséquences négatives, le livre dont vos êtes le héros n'est jamais arrivé à placer ces deux expériences de lecture à égalité. Mais ces problèmes se posent aujourd'hui avec autant de pertinence dans les jeux vidéo, et encore plus avec l'apparition des émulateurs qui permettent facilement la sauvegarde et la reprise de jeu à n'importe quel endroit. Le jeu jusque-là linéaire et induisant des comportements de gestionnaire (en évitant de plus en plus de coups d’éclat à mesure qu’on s’éloigne du point de sauvegarde), devient à ce moment une aventure cartographique qui cherche à inventorier les possibilités de récit. Là-dessus, le livre dont vous êtes est encore supérieur au jeu vidéo dans la mesure où l'expérience de l'échec, de la mort du personnage fait en complément de programme un sujet de recherche tout aussi intéressant que le parcours véritable. Les virtualités sans issue du récit font elles aussi partie du monde que celui-ci déploie. On prend ainsi le plus grand plaisir à ouvrir toutes les portes du Manoir de l’enfer pour voir quel scène sanguignolente pourrait s’offrir à nos eux ébahis (!). Mais cette conception du monde comme espace à cartographier est aussi celle de la curiosité et du savoir en général, qui nous fait souvent négliger notre propre intérêt au profit d’une expérimentation sans limite de tout ce dont la réalité est consituée. C'est peut-être la raison pour laquelle je me retrouve à trente-deux ans sans grand avenir professionnel, mais m’intéressant encore à tout : j'ai toujours préféré saouler le bossu et soustraire 10 dans l’escalier de la cave que de me demander si je devrais ou non passer mon chemin devant cette stupide querelle de gobelins.

5 commentaires:

Philippe Lepage a dit…

La série Sorcellerie restera toujours un de mes bons souvenirs de jeunesse. Vraiment très bon. Et ça se terminait par le fameux "Couronne des Rois" dont tu parles. =)

http://en.wikipedia.org/wiki/Sorcery!

Et puis la série "Loup Solitaire"...excellent. Mais trop long peut-être.

http://en.wikipedia.org/wiki/Lone_Wolf_(gamebooks)

Doctorak, go! a dit…

Sorcellerie, y a rien qui a jamais battu ça.

Loup solitaire, il y a juste la traversée infernale qui était vraiment thrillant. ET le personnage principal avait un petit côté trop "bon papa" à mon goût. Il voulait juste reformer son monastère et avoir des élèves. Et c'était la manière dont c'était raconté aussi, on avait accès aux motivations intérieures du personnage quand dans les autres séries le personnage était toujours complètement opaque, on était vraiment libre de leur inventer une histoire, une personnalité.

AiméeV a dit…

On veut le recueil de poésie dont vous êtes le héros!

Unknown a dit…

Ce commentaire croisé est d'une rare pertinence. On comprend tout à fait la supériorité, en terme de technique, de Jackson sur Livingstone. Les oeuvres de ce dernier, vues avec des yeux d'adultes, ne sont que des suites de couloirs monotones souvent remplis de lieux communs détonnants (par exemple dans Le Labyrinthe de la Mort, on enchaîne un combat contre un ninja juste apres celui contre le tyrannosaure).
Bravo.

Stefanu Cesari a dit…

un très bel article. félicitations