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jeudi 15 novembre 2012

Chronique dans Liberté: se souvenir des années 70

Je suis maintenant chroniqueur dans la nouvelle mouture de Liberté, qui passe au format magazine-highbrow-contemporain. Il s'agit du premier changement de format de publication de toute l'histoire des 50 ans + de la revue Liberté. C'est big. Ou ça ne sera pas, il est encore trop tôt pour savoir.
Mais ce qu'on sait, c'est qu'on est définitivement loin de l'époque désemparée du Liberté des années 80 et 90 qui glanait des miettes de pensée dans un terreau intellectuel québécois dévasté par la stupeur postréférendaire. Le nouveau Liberté, on ne sait pas encore de quoi il aura l'air intellectuellement, ni s'il survivra longtemps à la révolution conservatrice, mais on sait déjà à quoi la revue ressemble visuellement: un peu à Nouveau Projet et beaucoup à OVNI. C'est même, genre, OVNI², le même esprit dans le design, le même genre de collaborateurs.
Et moi je suis un petit malin. Quand on m'a approché pour collaborer, j'ai demandé de pouvoir publier simultanément mes chroniques sur mon blog. Parce que quand je publie une note ici, les gens peuvent s'échanger le lien, et que plus de gens peuvent ainsi me lire que quand il faut se déplacer pour aller acheter la revue. Et quand plus de gens me lisent, plus de gens trouvent que je fais pitié de n'être ni riche, ni prof, ni personnalité médiatique, ni président de quoi que ce soit. Et alors plus de gens me commandent des t-shirts avec les sous desquels je peux acheter ma maigre pitance quotidienne et les quelques allumettes que je pourrai revendre lorsque la Noël sera venue. Je craquerai alors celles qu'il me restera pour réchauffer mes petits doigts tout bleuis par le froid cruel du mois de décembre.
Moi en train de regarder les stats de Doctorak, GO! à partir de mon ipod.
P.S. Oubliez pas non plus d'acheter Liberté aussi. Parce que la revue est belle, que les autres chroniques sont excellentes et parce qu'il y a déjà trop d'intellectuels dans les rues à vendre des allumettes. Je veux pas perdre de parts de marché.

Se souvenir des années 70


Je me souviens des années 70. À mesure que le temps passe et que mes interlocuteurs rajeunissent, cette déclaration frappe, amuse et intrigue de plus en plus. De quoi est-ce que je me souviens? Je me souviens bien sûr de Goldorak et des Tannants, des shorts adidas, des minibars de sous-sol et du tapis brun à poil long, de tout ce que la culture populaire a essayé de préserver comme décor authentique d’une décennie. Ce sont les souvenirs de tout le monde, même de ceux qui sont nés après. Mais j'ai aussi des années 70 des souvenirs de personne parce qu’ils ne se sont jamais retrouvés nulle part dans une série télé ou un film d’époque, des souvenirs qui ont néanmoins une portée qui dépasse ma petite anecdote biographique. J’ai en effet grandi en marge d’un milieu littéraire qui ne s’est jusqu’ici retrouvé nulle part dans les récits historiques. J'ai en effet passé mon enfance dans le milieu culturel rimouskois. Je courais dans les allées du salon du livre en ramassant des signets, en lisant des albums des Schtroumpfs et en étant tout excité de voir Passe-Partout en personne. Je jouais avec mes bonshommes de la ferme Fisher Price sur le plancher de bois franc du musée régional de Rimouski pendant les lectures du Regroupement des auteurs de l’Est du Québec, que mon père, qui n’a jamais écrit que des chansons, accompagnaient à la guitare.
Je me rappelle surtout de ce milieu littéraire une figure contre-culturelle, un poète ami de mon père qu’il avait connu parce qu’il était voisin de mes grands-parents dans un rang de Saint-Gabriel-de-Rimouski. Bien avant d’être poète, Jean-Marc Cormier a été pour moi cet ami de la famille, qui venait chez nous répéter avec mon père pour Tel Quel, leur duo de chansonniers, chez qui j’allais pour jouer avec ses enfants du même âge que moi. Dans ce milieu familial où Passe-Partout côtoyait les soirées de pratique de Tel Quel autour de la table de cuisine, les chansons de « pepa pis Jean Marc » avaient autant de valeur que tout ce qui se trouvait sur mes vinyles de comptines. À 5 ans paraît-il, ma mère m’a même trouvé dans le carré de sable, concentré sur mes camions, en train de chanter « Quand j’ai monté pour poser du bardeau / parce que le toit coulait pis que la grange prenait l’eau », mais ce n’est que 30 ans plus tard que j’ai porté plus attention à l’œuvre de Jean-Marc.
Jean-Marc Cormier nettoyant une bouse de vache dans laquelle a pilé Mathieu A. Crédit photo: Jacqueline Chénard

Je ne souhaite pas ici dénoncer une soi-disant injustice historique et opérer une réhabilitation en règle. Ma lecture a, plus humblement, déniché un petit truc amusant mais significatif que je voudrais partager.
À part quelques exemplaires encore disponibles sur les rayons des bibliothèques universtaires, le recueil, Poème d'amour (EDITEQ, 1982) est aujourd'hui pratiquement introuvables. Cependant, c'est un recueil fascinant, d'une intensité peu commune et d'un style qui a étonnament bien vieilli, et qui rappelle Straram et Francoeur pour la quantité des références pop, Vanier aussi pour sa rage et Louis Geoffroy pour son ironie engagée, comme ici:
quand un Québécois fourre un Québécois
c'est un trip de misère
mais quand un Québécois
baise AVEC un Belge un Chinois ou un Russe
les frontières tombent
Ce poème est un incipit à une suite poétique "pour parler du pays". Écrite sans doute peu de temps après le référendum de 1980, la suite conserve l'emportement du militantisme poétique des années 70, mais le retourne contre la petitesse du peuple québécois, son immobilisme, sa soumission pour en faire une sorte d'anti-"speak white" qui possède cette beauté violente et cynique auquel fait écho Pea Soup de Pierre Falardeau.
Mais Poème d'amour contient une autre suite poétique qui s'appelle "Le salut sans drapeau". Ce texte est, par la plus étrange des coïncidences, un plagiat sans équivoque de "Salut à toi" de Bérurier noir, groupe punk français légendaire des années 80, à savoir une longue litanie où le poète salue les peuples opprimés de la Terre. Vous pouvez juger par vous-même de l'improbable concordance des deux textes:
"Salut à toi" de Bérurier Noir commence ainsi:
Salut à toi ô mon frère
Salut à toi peuple khmer
Salut à toi l'Algérien
Salut à toi le Tunisien
Salut à toi Bangladesh
Et le texte de Jean-Marc Cormier commence quant à lui de cette manière:
salut cajuns et acajuns
salut frères noirs d'Haïti battus par Duvalier
salut gens du Cambodge
salut morts-nés du Bengladesh
Alors voici le plus étrange. Il est à toute fin pratique improbable que ces deux textes aient été rédigés séparément, sans qu'aucun des auteurs n'ait eu connaissance du texte de l'autre. Mais en même temps, du strict point de vue factuel, il est encore plus improbable qu'il y ait effectivement eu contamination du texte de l'un par l'autre. Le texte de Jean-Marc Cormier a été publié le premier, en 1981 dans la revue Urgences, une revue publiée de Rimouski qui n'a connu qu'une distribution restreinte au Québec. Mais sa publication précède de deux ans la formation définitive de Bérurier noir, et de quatre ans la sortie de "salut à toi" sur le maxi "Joyeux merdier". On ne trouve pas non plus de performance de "Salut à toi!" sur les bootlegs qui précèdent cette époque, il est donc à toute fin pratique impossible que la chanson ait été rédigée avant cette période, comme il est hautement improbable que des jeunes punks parisiens aient pu mettre la main sur ce numéro 1 d'Urgences entre 1981 et 1985. Mais si c'était effectivement le cas, Jean-Marc Cormier obscur poète du Bas-Saint-Laurent, obtiendrait cet incommensurable mérite d'avoir inspiré le plus grand succès du plus grand groupe de punk français de l'histoire.
Nous avons peut-être plutôt à faire ici avec un authentique cas de plagiat par anticipation, dont même Pierre Bayard ne donne pas d'exemple plus probant dans le livre qu'il consacre à ce phénomène de glitch historique. Le plagiat par anticipation, explique-t-il, nous place dans une temporalité historique où l'objectivité des faits cède définitivement la place à la puissance de l'interprétation qu'on peut leur donner. Ainsi, des textes particulièrement influents reconfigurent complètement l'histoire culturelle où ils apparaissent et font réapparaître d'un seul coup toute une constellation de petits faits qui n'ont eu jusqu'à ce moment aucune importance. Plus encore, le plagiat par anticipation représente une intensifcation de ce bouleversement lorsque, comme ici, le texte important apparaît en plagier un autre sans pourtant qu'il soit seulement possible que l'auteur du deuxième texte ait eu connaissance du premier. Le plagiat apparaît alors avoir été fait comme par anticipation, comme si l'auteur du premier texte avait voyagé dans le temps pour revenir composer l'oeuvre obscure qui sera répétée quelques années plus tard. C'est l'histoire retournée sur elle-même et on ne peut comprendre ce genre d'incohérence dans notre manière de comprendre le fonctionnement rationnel de l'histoire qu'en lorgnant du côté de ce territoire de la pensée que l'épistémologie et l'histoire des idées n'ont jamais réussi à formaliser de manière convaincante, qu'elle appelle parfois "l'esprit d'un époque" ou comme, Foucault en donne une version actualisée, "l'épistémè", à savoir le territoire de l'ensemble des énoncés possibles pour une époque dans un champ donné. On peut sans doute imaginer qu'à l'échelle de la francophonie, la poésie engagée du tournant des années 80 pouvait, avec son bagage lyrique et pour manifester sa solidarité humaniste, reprendre la forme du Salut au drapeau dont on trouve un écho dans l'hymne national du Togo; on peut aussi imaginer que les actualités de l'époque ont pu organiser l'ordre des salutations. Mais le plus intéressant reste que ces pistes d'interprétation n'enlèvent rien à la fascination que génère cette incohérence du plagiat par anticipation. Même après avoir dit cela, "Le salut sans drapeau" continue de précéder "Salut à toi" et les faits, même menteurs comme ici, reprennent vite la puissance qu'on leur attribue. C'est plutôt en vertu de cette puissance des faits que l'histoire elle-même qui devient comme son propre simulacre, parodie énigmatique d'elle-même dans laquelle un obscur poète québécois oublié de tous se fait plagier par un groupe punk français qui en fait son plus grand succès. Et le tout, sans la moindre injustice.
Je me souviens donc des années 70, mais de ces années 70 qui ont, de la manière la plus improbable, plagié les années 80, anticipant le cri urbain du punk depuis le fond d’un rang de l’Est du Québec. Je me souviens d’une scène littéraire oubliée, d’un poète obscur, qui n’ont rien changé au cours des choses mais qui d’une manière perverse, font imperceptiblement perdre aux événements historiques leur caractère authentique et fondateur. Et maintenant, quand je me retrouve dans une manifestation avec Raymond Bock et son fils de trois ans, ou quand je vois jouer ceux de Catherine Cormier-Larose ou de Pascal Angelo Fioramore jouer avec leurs Princesses Disney et leurs bonshommes des Avengers sur le plancher de bois franc du Port de tête pendant un lancement, je me demande bien quel renversement d’histoire culturelle ces gens pourront bien opérer lorsqu’ils lanceront un jour un « je me souviens des années 10 » à des jeunes dans la vingtaine qui les trouveront alors fabuleusement vieux.
On peut lire "le salut sans drapeau", publié dans Urgences no1, sur Erudit, où se trouve une version scannée du numéro inaugural de la revue.

Mise à jour: l'UQAM possède un exemplaire du livre de Jean-Marc sur les rayons. De même que la BANQ. Je gagerais qu'ils n'ont pas été empruntés plus de deux fois depuis 30 ans. Faites-y attention, c'est une rareté.