passez faire un tour à la boutique: doctorak.co

lundi 29 décembre 2008

Une entrevue filmée avec Bataille

Étonnement, fascination, dire à voix haute "comment ça se fait que je connaissais pas ça": je viens de trouver sur le site de l'INA (l'institut national français de l'audiovisuel) une entrevue de 10 minutes avec Bataille sur La littérature et le mal. Ça m'a fait le même effet que si j'avais appris qu'il existait un film avec Nietzsche, une photo de Sade ou un enregistrement de Rimbaud lisant ses poèmes.

Déjà, il n'existe pas beaucoup de photos de Bataille. Et je pensais que le seul film où on le voyait, c'était Une partie de campagne de Renoir, et on le voit sérieusement pendant 30 photogrammes. Et, même si le rôle lui convenait parfaitement (il joue un séminariste un instant troublé par une femme, jouée par Sylvia Bataille), il trouve le moyen d'être mauvais.

L'entrevue n'est pas forcément meilleure, c'est plutôt dans le détail de sa présence qu'on se découvre une secrète intimité avec lui. Il faut voir la timidité et la nervosité dans ces mains crispées qui ne tiennent pas en place, et, dans les toute dernières secondes de l'entrevue, ce gros plan du visage de Bataille visiblement mal à l'aise, timide, le regard perdu, comme s'il avait conscience de l'imposture de toute entrevue filmée, parce qu'elle dit infiniment moins que le livre et qu'elle ne réussit qu'à capter l'intimité du corps. Comment ne pas penser que ce regard pouvait être aussi celui de Blanchot, distant et effacé, celui qu'ils devaient partager entre eux lors de leurs échanges polis?

Lien vers l'entrevue.

vendredi 26 décembre 2008

Un poème écrit avec des cartes de baseball

Un amateur de cartes de baseball vient de publier sur son blog une adaptation visuelle d'un poème américain de 1888 intitulé "Casey at the bat". Ce poème, à ce qu'il paraît, est un classique populaire, comme une sorte de chanson sans musique. Son histoire est fascinante parce qu'elle est un véritable exemple singulier de bricolage institutionnel. C'est-à-dire qu'il a pu se maintenir plus de 100 ans dans la mémoire collective en dehors de l'insitution littéraire. Il n'est pas enseigné, il n'est pas intégré au canon de la littérature américaine et pourtant il persiste. Comment? De toutes sortes de manières: on l'a parodié et on l'a pastiché dans les journaux, on a écrit des suites, on en a fait la base de scénarios de dessins animés et de longs métrages de fiction, de roman, de chansons. Il y a même eu un opéra en 1953. C'est dire.

Cette adaptation sous forme de cartes de baseball est donc en même temps nouvelle par son médium (le blog) et convenue parce que ça se fait quand même depuis plus de cent ans.

La littérature québécoise est à sa manière proche de la littérature américaine sur cet aspect lorsqu'elle s'essaie à ces bricolages, dont les poèmes de Nelligan (l'opéra d'André Gagnon, les adapations de Lucien Francoeur) de Saint-Denys-Garneau (l'album de Villeray) ou de Gaston Miron (Chloé Sainte-Marie), ont plus fait les frais qu'autre chose. Mais c'est vraiment pas encore assez funky. Funky ça veut dire que l'adaptation pourrait se tenir d'elle-même en-dehors de ces espaces middlebrow semi-institutionnels que sont la playlist de Radio-Canada, les maisons de la culture et que sais-je encore. Et les cas de bricolage les plus proches de l'esprit américain qui pastiche, parodie, ressasse et récrit, on les trouve encore dans les romans et la poésie. Quel amateur de hockey aurait pu avoir l'idée de faire un beau design de cartes de hockey avec l'excellent (et oublié) "les poètes chanteront ce but" de Bernard Pozier? Ça ferait tellement un beau fanzine.

Retournement de situation: je viens tout juste de me rappeler l'existence de "Mon numéro 9 en or" de Pierre L'amare, un film d'animation de l'ONF fait à partir d'une chanson de Pierre Létourneau... Et fait à partir de photos, dont plusieurs cartes de hockey... Ben, ça change rien, ça fait 35 ans de ça. On veut du funky maintenant et au lieu de ça on se ramasse avec des peplum creux et ronflants dans le genre du film de Binamé!

Lien vers "Casey at the bat" en cartes de baseball

Si à votre tour vous connaissez des exemples québécois de bricolage institutionnel, hésitez pas à vous servir du système de commentaires.

mardi 23 décembre 2008

Le rideau de balles (deuxième partie): le Danmaku et la littérature actuelle

Deuxième fragment de cette grandiose fresque essayistique sur le "shootem'up" et la culture que je me suis décidé à écrire après deux journées complètes passées à jouer à Touhou 9,5 "Shoot the Bullet", c'est-à-dire à méditer sur le sens de l'existence dans ce locus terribilis qu'est le "rideau de balles". Et puis pour me reposer entre deux séances, je lisais Blanchot et c'est ça que ç'a donné.

Comme je l'ai déjà dit, ce genre du Danmaku constitue en fait le résultat d'une ligne de fuite prise par un genre de jeux 2D tombé en déclin une fois venue l'époque des consoles 3D. Le Danmaku s'est élaboré en marge du marché par des amateurs et pour des amateurs de "Shoot'em up" qui, loin de se cloîtrer dans une nostalgie intempestive et un peu malsaine pour les jeux du "temps où il y avait des bons jeux", ont plutôt emprunté une courbe d'intensification du genre qui les a menés aux limites d'une expérience cognitive propre aux jeux vidéo. Vue sous cet angle, cette situation ne peut qu'inviter à un parallèle avec la littérature moderne. Car la littérature a subi elle aussi au vingtième siècle le même processus de déclin et de marginalisation lorsque sont apparues des formes de divertissement de masse mieux adaptées aux possibilités technologiques et au public qu'elles créaient à mesure. Et non seulement il s'est produit un processus d'intensification de la littérature vers une recherche de son irréductible littérarité, la conception même du sujet que cette expérimentation a eu pour effet de mettre au jour est analogue à celle qu'on peut inférer du Danmaku.

Qu'est-ce donc à dire? Que Balzac est à Gradius ce que Joyce est à Mushihimesama Futari (qui contient "the hardest boss ever" selon Youtube)? Qu'on devrait enseigner Touhou 9,5 (et peut-être même le 11) en séminaire? Tout ça est bien intéressant, mais il me semble que ce parallèle, en plus d'être amusant, peut nous permettre d'avance quelque chose sur ce qu'est ou ce que devrait être la littérature actuelle.

Le Danmaku nous entraîne vers une expérience-limite à laquelle ce sous-genre seul peut donner accès. Cette expérience, je le rappelle, touche littéralement à une limite neurologique, elle nécessite une concentration et un entraînement peu communs (j'arrive même pas à passer le troisième niveau et la courbe de difficulté est exponentielle!). Bien que cette expérience soit ludique, elle m'apparaît néanmoins esthétique en ce qu'elle pose une question avec une précision désarmante à partir d'un type particulier d'affect, ce à quoi n'arrivent par la plupart des genres commerciaux préoccupés avant tout par un rendement commercial qui implique une dynamique d'intensification de l'expérience moins bien définie. Sa pertinence est donc esthétique et non pas commerciale et ce n'est qu'à partir de ce genre d'expérience qu'on peut commencer à penser une légitimité esthétique du jeu vidéo (et non pas, comme il se disait dans les années 90 au sujet de Myst, qu'ils pouvaient devenir un art parce que ça s'adressait aux adulte et que les "graphiques étaient beaux"...), et par là, commencer à faire le ménage dans la hiérarchie des expériences valables que peuvent nous apporter les jeux vidéo. Quel est le parallèle à faire avec la littérature? Cette idée d'expérience-limite comme critère de l'esthétique me semble plus viable que n'importe quelle autre conception pour donner un sens à la littérature. On sent qu'on arrive aujourd'hui à une limite de son sens historique. L'histoire littéraire est irrémédiablement bloquée par le culturel et rien ne semble permettre d'assurer une continuité entre l'histoire et l'actualité. En contrepartie, la possibilité du lecteur de faire une expérience esthétique à partir de la lecture d'un texte excède l'ordre historique. On pourrait toujours considérer que ce critère de l'expérience-limite est un critère résolument moderniste, et donc forcément dépassé (!), mais là, pour sortir quelque chose de convaincant dans cette direction, je pense vraiment qu'il faudrait trouver une conception inclusive du littéraire qui ramasserait toute notre époque, prix académiques et best-sellers compris. De toute manière, les gens qui pensent comme ça doivent se la péter tous les vendredis soir sur World of Warcraft ou au XBox 360 parce qu'ils ont les deux pieds dans ce rêve culturel qui constitue notre actualité, pendant que nous on vivote en marge dans nos petites affaires open source.



Il y a un autre parallèle à faire avec le littéraire. C'est qu'on peut nettement sentir en ligne que ce sous-genre est soutenu par une communauté qui ne peut accéder à cette expérience-limite qu'à travers ce type de jeu. On ne joue donc pas à Touhou 9,5 (ou 10 ou 11, etc.) pour célébrer ce genre institutionnel qu'est le "shoot'em up", mais bien parce que cette expérience est spécifique au sous-genre. Ce qui distingue cependant la littérature du "shoot'em up" (c'est drôle à écrire ça!), c'est que la littérature bénéficie justement d'une institution qui permet d'inscrire dans la durée cette communauté d'expérience, ce que ne posséderont peut-être jamais les amateurs de Danmaku dont le souvenir de leur aventure cognitive disparaîtra peut-être avec eux. Comment pourrait-on s'arranger pour que cette expérience puisse survivre à ceux qui l'ont découverte pour la première fois? La question reste ouverte. Comme elle le demeure aussi présentement en littérature, elle intéresse la littérature dans la mesure où les modalités de communication entre les instances institutionnelles qui la préservent et les communautés qui la construisent en marge restent toujours à définir, malgré une volonté des deux parties. Je le sais, je fais mon postdoc dans cet espace dit de "recherche-création" où tout reste à faire. Tant à faire. Tellement à faire. Tellement d'affaires à faire qu'on finit par être écrasé sous le poids de l'existence, qu'on éteint tout et qu'on se repart une petite partie de Touhou 9,5 Shoot the Bullet.

samedi 20 décembre 2008

Le rideau de balles et la métaphysique

Et maintenant, un petit peu de retrogaming. Et même si les jeux vidéo ne vous intéressent pas, restez jusqu’à la fin, je vais ramener ça à la littérature et à la conception du sujet contemporain. Ça vaut la peine, vous allez voir.

Parce que j’aime en général les vieilles affaires et que je ne suis pas trop pressé de découvrir les nouveautés en matière de jeux vidéo, je suis resté un fan de jeux 2D, c’est-à-dire des jeux de plates-formes (Metroid), de puzzle (Tetris), des RPG (Final Fantasy) ou de combat (Street Fighter II). Avec l’arrivée massive de la 3D dans le monde des consoles, on pourrait croire que tous ces genres ont disparu pour laisser la place à des jeux mieux adaptés aux nouvelles possibilités graphiques.

Or les genres qui déclinent ne disparaissent pas toujours d’une manière fulgurante. Certains s’adaptent ou sont cannibalisés par les genres mieux adaptés aux changements de paradigmes. On n’a qu’à penser au passage à la 3D de la série des Super Mario ou des Legend of Zelda, ou au développement des jeux de rôle collectifs en ligne sur le modèle du jeu de rôle en solitaire; d’autre essaient tant bien que mal d’adapter leur formule en rajoutant des effets visuels inutiles qui ne font qu’amplifier l’impression que
leur époque est terminée; d’autres enfin entrent dans une espèce de spirale de surspécialisation qui entraîne les amateurs sur une ligne de fuite qui peut les porter aux limites cognitives ou de neurologiques de l’interactivité. Ainsi, autant les les jeux de combat 2D (comme les versions récentes de Street Fighter II) ou semi 2D (comme Soulcalibur ) que les puzzles (Money Idol exchanger, Puyo Puyo, Puzzle Bobble) ont développé toute une grammaire du « combo », soit une séquence de mouvements qu’on doit préparer puis exécuter pour obtenir un maximum de points, un spectacle vraiment cool et l’impression qu’on est vraiment des kings incroyables.

Si je me suis toujours intéressé aux spécialisations des genres que j’apprécie, Ce n'est que tout récemment que je suis tombé sur celle propre à ce qu’on appelle les « side-scrolling shooters » un sous-genre du « shoot’em up », dont le modèle remonte à Defender et qui consiste à littéralement tirer sur tout ce qui bouge dans l’écran. Comme les autres genres de jeux 2D, le plate-forme, le RPG, le jeu de combat et le puzzle, il a connu ses sommets dans les années 90 et son déclin avec l’arrivée de la 3D. Peut-être est-ce parce que le Shoot’em up avait plus à perdre que les autres dans cette évolution, peut-être est-ce que aussi parce que le genre était particulièrement normé et impliquait peu de variations, toujours est-il que la surpécialisation du « Side-Scrolling shooter est d’une exigence fascinante. On lui a donné le nom de « rideau de balles », du japonais « danmaku ». Et c'est en gros tout ce qu’on peut trouver sur l’éran : des projectiles qui se déploient en séquences qu’il faut mémoriser à certains moments pour pouvoir survivre.


(Il faut vraiment visualiser l'extait en "haute qualité" pour apprécier pleinement)

Le Danmaku représente un des genres les plus difficiles à maîtriser tellement la concentration qu’il nécessite ne s’obtient que par une discipline et un entraînement dignes des arts martiaux. Comme dans le sport d’élite, ce type de jeux permet à l’utilisateur de toucher à une limite cognitive de la performance humaine, à ce point d’étouffement où le sujet, sa singularité, son histoire laissent la place à un niveau de focalisation mentale où il n'est plus que réflexe et symbiose avec son environnement.

Cet effacement du sujet se lit aussi à l’écran et dans la manière d’envisager le jeu : le curseur que contrôle le joueur cesse lui aussi d’être la figuration d’un sujet. Si je ne me suis jamais intéressé à ces jeux, c'est parce que leurs prémisses narratives étaient inévitablement navrantes et se résumaient à « vous devez seul, avec l’aide de votre vaisseau spatial, exterminer une race d’extra-terrestres jusqu’à leur chef qui est, évidemment, gigantesque. Mais dans le Danmaku, tout le narratif est marginalisé jusque dans le rapport du joueur à la représentation. Il attaque moins qu’il doit se concentrer à éviter les projectiles, il extermine moins qu’il survit à un environnement qui le dépasse. Les projectiles eux-mêmes ne sont plus des balles mais des éléments de motifs géométriques en mouvement. Le curseur du joueur se trouve lui aussi complètement excentré du jeu, il n'est plus que l'observateur d’une représentation qui l’exclut et le dépasse. Cette représentation du joueur apparaît donc comme un observateur objectif, sans histoire et sans singularité autre que celle qui le place dans l'espace dans la position d'une altérité de motif, ce qui n'est d'aucun motif. Cette conception de l’observateur se montre ainsi plus conforme à la conception du sujet en science qu’au sujet narratif, qui demeure le plus souvent le modèle du sujet des jeux vidéo. Ce sujet des sciences, c'est celui de l'observateur actif de Heisenberg et Schrödinger, il observe le monde tout en en faisant partie et c'est par rapport au monde qu'il trouve sa singularité et non par rapport à lui-même; comme l’homme devant à la nature, pour avoir le droit de l’observer, de la comprendre, il doit payer le prix de son détachement définitif d’avec elle, concevoir la raison comme singulière, événementielle et irréductible à la nature.

Parce qu'il donne l'expérience de cet observateur asubjectif, le Danmaku représente en quelque sorte la version métaphysique du shoot’em up : toutes les vélléités guerrières qui présidaient auparavant à la dynamique narrative ont laissé la place à une observation méditative du monde, d’un monde qui nous dépasse et dans lequel l’événement de l’homme trouve difficilement sa place et son équilibre, tout en étant le seul événement qui permette au monde son effectuation en tant que représentation, singularité, sens.

Ce qui fascine, c'est que le Danmaku réussit à produire cette conception du monde uniquement par les possibilités singulières de représentation des jeux vidéo. Cette conception du monde ne se construit plus par le biais d’un récit, de personnages ou même de langage, mais par la représentation d’un ensemble interactif d’objets en mouvement qui pousse le joueur dans une expérience de ses limites cognitives, vers ce point où il devient lui-même cet observateur excentré d’un monde qui le dépasse. Cette expérience est loin de se limiter au domaine de l’interactivité des jeux vidéo. Elle se rapport autant à l’expérience du sublime kantien devant la complexité de la nature qui nous dépasse, que l’expérience angoissante de cette totalité de l’information mondiale qui est en même temps immédiatement accessible par Internet et en même impossible à saisir parce que toute la durée de notre existence ne nous permettrait pas d’en lire la plus petite partie.

Ce type de surspécialisation aussi réussi est rare dans le domaine des jeux vidéo, mais elle donne à penser comment son histoire s’annonce aussi riche qu’a pu l’être l’histoire du cinéma. Et peut-être de la littérature s’ils durent encore un petit deux mille ans. D’un modèle de narration épique, pour lequel le seul récit possible était la guerre et le conflit, ils peuvent passer à un modèle lyrique ou dramatique, pour suivre l’esthétique de Hegel.

***

Si vous voulez jouer à une des 11 versions disponibles de Touhou, le Danmaku présenté plus haut, il est en open source, entretenu par une petite communauté qui organise des tournois, maintient un palmares des high scores et confectionne les trames sonores. L'extrait vidéo était tiré de Touhou 8: Imperishable Night. Lien vers les jeux et la communauté Touhou.

Je ne connais pas le jeu Noiz2sa duquel est tirée l'image complètement abstraite du début. Il a l'air excellent et il est disponible en open source, ici.

Lien vers la version en bonne qualité de l'extrait vidéo de Touhou 8 présenté plus haut.

mercredi 17 décembre 2008

Le millionnaire, son épouse, Pynchon, Joyce et leurs amis

J'ai découvert il n'y a pas longtemps l'existence d'un roman américain intitulé Gilligan's Wake, un étrange objet littéraire mélangeant culture populaire et culture littéraire, qui reprend la trame des Joyeux Naufragés et ses personnages. Dans une sorte de délire baroque hyperchargé de références culturelles, chacun des sept naufragés de la série se voit attribuer une biographie improbable surchargée de rencontres avec des personnalités et des événements historiques réels (le professeur aurait travaillé sur le projet Manhattan avec Robert Oppenheimer, Ginger aurait fréquenté Sammy Davis Jr. et Frank Sinatra) et imaginaires (madame Howell aurait eu une relation homosexuelle avec un personnage de F. Scott Fitzgerald).

Bien que le roman ait apparemment reçu des critiques favorables (les références à Pynchon et Joyce étaient incontournables), il semble cependant que sa réception pose un problème de lecture intéressant. En effet, si les critiques saluent l'inventivité de l'auteur, son talent pour le pastiche et les prouesses de son écriture, le roman ne semble pas arriver à dépasser ce stade où il suscite l'admiration pour ses qualités technique. Le problème semble intéressant dans la mesure où dans ces critiques se trouvent reconduits beaucoup d'éléments de l'esthétique classique que la modernité n'a jamais su faire disparaître complètement comme la hiérarchie entre la tragédie et la comédie (qu'on retrouve à la fois dans le mélange des niveaux et dans l'aspect carnavalesque de l'entreprise) ou une conception platonicienne du pastiche, de la référence culturelle comme reproduction dégénérée par rapport à l'idée originale. C'est dire si le projet d'arriver à dépasser cette hiérachie classique, au coeur des préoccupations du roman postmoderne, demande une exigence d'écriture hors du commun, un choix de sujet minutieux et une réalisation sans faille, car le moindre déséquilibre menace de faire basculer toute la lecture du côté de la farce, certes amusante mais sans consistance littéraire. Même après Joyce et Pynchon, ce roman-synthèse des niveaux de culture, ce roman du recyclage global et total, demeure un sous-genre littéraire difficile à accomplir de manière convaincante.

À un autre niveau, le roman de Carson s'inscrit aussi d'une manière originale dans le courant des fanfics, de la reprise des contenus de séries télévisées ou de manga par des fans en nouvelles ou en romans.

On notera finalement ce détail intéressant: il semblerait que sur le site d'Amazon, le seul autre livre que les acheteurs de Gilligan's wake aient également commandé soit l'édition annotée de Lolita (?!)

dimanche 14 décembre 2008

Dites-le avec l'automutilation


Y a-t-il une plus belle façon de dire "cela me tient à coeur" que de se le graver au canif sur le corps? Malheureusement l'automutilation comporte sa part de risques. L'infection au tétanos, comme les possibles internements sont malheureusement des réalités qui ne sont pas toujours compatibles avec la vie trépidante de nos sociétés contemporaines.

Pour remédier à cela, le Self-cutting generator offre un outil en ligne pour générer des messages gravés sur une image d'avant-bras. Qu'est-ce qu'on s'amuse, c'est full emo!

Le Self-cutting generator fait aussi partie d'une constellation de générateurs d'images, je sens que je vais vraiment m'amuser dans les prochaines semaines.

jeudi 11 décembre 2008

Scanner sa face

Hier, je scannais un livre pendant Rosemarie lisait son Courrier international, tout ça pendant qu'on écoutait France culture sur le portable. On s'était jamais sentis aussi intelligents et sérieux, alors pour nous rééquilibrer un peu et réinjecter un peu de niaiserie dans notre existence, on s'est mis à scanner nos faces. Sur la plupart on avait l'air gros ou vraiment laids parce que le scanneur allonge l'image. J'en mets une avec Rosemarie, la seule vraiment réussie, où elle a l'air de flotter dans l'eau. Et j'ai dû me rendre à l'évidence: je suis vraiment pas scannogénique.


Ça me fait penser à la fin du "joueur de flûte" dans Vu d'ici:
sourissimo félix et ciboulette passe-partout bobino pinceau de youhou et caillou gisent au fond du fleuve et balancent lentement les bras au gré du courant en invitant les enfants qui ont le malheur de se pencher trop avant c’est vert et tranquille c’est un taux de suicide c’est irrésistible ça passe à la télé et je pose mon doigt sur l’écran froid comme la surface du saint-laurent.

mardi 9 décembre 2008

Montréal en 1908 vu par un Français

Scandales! Débauche éhontée! Maladies vénériennes! Ce sont les archives numérisées de la bibliothèque nationale de France!

Sur le site Gallica 2 (2!), on trouve des tonnes de textes numérisés d'importance historique secondaire mais dans lequel on trouve des trucs pas possible quand on cherche un peu. Ainsi, entre deux livres sur la syphilis et les moeurs décadentes, j'ai trouvé un récit de voyage au Canada à peine croyable d'un Français venu passer deux mois à Montréal en 1908. Ça s'appelle Voyage au Canada, raconté au jour le jour d'après les impressions reçues.
La ville est remplie de filles qui se prostituent ; il n'y a pas de maisons publiques reconnues, mais la prostitution n'en est que plus grande dans toutes les classes de la société et les cas de maladies vénériennes abondent. En général, la propreté, laisse à désirer ; les femmes sont paresseuses et aiment la toilette; les hommes et les femmes boivent de l'eau-de-vie de pommes de terre, de maïs, d'orge ; ils sont alcooliques sur une grande échelle ; ils ne sont pas charitables ; il ne s'occupent pas du voisin ; ils ne lui viendraient pas en aide.
Petites grosses sales! Maudite boisson! Parlage mal! Le paradoxe des moeurs débridées au sein d'une société ultra-catholique ne cesse de le fasciner. Il fait aussi une obsession de l'opposition entre l'extérieur fastueux et l'intérieur misérable au sujet des femmes.
Les Canadiens aiment à dire et à faire des grossièretés ; ils boivent beaucoup d'alcool, du gin. [...] Les femmes paraissent rares, sales, déguenillées à la maison mais cherchant beaucoup la parure au dehors : bagues, bracelets, fichus, dentelles ; elles sont petites et grosses. Les Canadiens ne sont pas polis, ne disent pas bonjour en entrant et aiment à tutoyer. Ils rappellent les Français du XVIIe siècle. Ils craignent beaucoup le prêtre. Ils sont fanatiques.
L'ethnologie a beaucoup étudié depuis vingt ans ce genre de textes ethnographiques où la répulsion pour la culture de l'autre domine. Car cette culture, loin de constituer une complète altérité, recoupe la culture première du voyageur, la déforme et lui fait l'impression de l'affront le plus personnel. Je ne sais pas s'il existe des études sur cette question précise dans les récits de voyage des Français ici, de la Nouvelle-France à aujourd'hui, mais ça ferait un sujet de thèse vraiment amusant.
A ma pension est arrivée hier une dame Morin, canadienne mariée à un Canadien, architecte, et voici les renseignements recueillis sur leur compte : ils sont alcooliques ; le mari la bat, la vole, vend ses effets pour boire ; il est allé en prison ; elle l'a quitté et a placé ses 2 enfants en pension chez les soeurs ; elle gagne deux dollars par jour comme modiste ; elle porte une robe de soie et d'après sa patronne elle n'aurait pas de chemise ; elle cache une bouteille de gin sous ses jupes et va aux cabinets pour boire ; la nuit, elle boit aussi ; elle boit partout. A la religion, est jointe la débauche la plus grande.
Le texte ne porte pas entièrement là-dessus, ce genre de commentaire tend à se modifier au fil des entrées. Le mépris des moeurs débauchées cèdera la place au mépris pour le caractère du Canadien-Français:
Ce qui domine chez les Canadiens, c'est l'argent, l'orgueil, la toilette ; il est peu courageux, peu travailleur, très religieux, plutôt superstitieux ; il donnera son argent pour une oeuvre pieuse, mais non pour une oeuvre nationale. L'Anglais, c'est le contraire.
Le voyageur se reterritorialisera ensuite sur des aspects de la vie canadienne qui lui rappellent le monde républicain: il parle longuement de navires de la flotte canadienne, de monuments et de la visite d'un musée de cire relatant l'histoire canadienne depuis Jacques Cartier. À lire ce qu'il raconte, on imagine pourquoi les Canadiens qu'il a rencontrés ont pu le traiter de "mauvais França".

* * *

Sur Gallica 2, je conseille aussi vivement la lecture de La Prostitution des mineures en France, spécialement les chapitres "hérédité et tempérament" et "Paresse et coquetterie" qui expliquent comment les jeunes filles trop exaltées sont pratiquement destinées à tomber dans la prostitution:
Ce sont ces jeunes filles dévorées de sensualité, attendant avec impatience le moment où les hommes voudront d'elles et rebelles à tout, correction et conseils, qui n'hésiteront pas à se donner au premier venu, sans chercher à en recevoir la moindre gratification. Elles se livreront, quelques-unes par besoin, mais le plus grand nombre par plaisir. Elles commencent à courir les rues dès l'âge le plus tendre, et le commissaire de police de certaine ville a pu me dire que, dans la localité où il exerçait ses fonctions, se trouvaient des jeunes filles de 15 à 16 ans, se livrant à une débauche éhontée, faisant jusqu'à 15 et 17 passes par jour et, le plus généralement,sans aucune gain.
Comme quoi, en matière d'altérité, les Français de 1900 n'avaient pas besoin de traverser l'Atlantique pour se sentir dépaysés. On croirait lire du mauvais Restif de la Bretonne.

Lien vers Gallica 2.
La photo vient de la collection de cartes postales de la Bibliothèque nationale du Québec.

samedi 6 décembre 2008

La Renaissance

Le top 5 de Montaigne pour 2008
1 - Cicéron
2 - Horace
3 - Sénèque
4 - Lucrèce
5 - Virgile

mercredi 3 décembre 2008

Des essais contre une époque de cul

Je dois donner une conférence sur l'essai dans le cours de Catherine Mavrikakis vendredi. J'en donne un extrait qui finit en feu d'artifice dans ma tête, j'espère que ça aura pas l'air d'un feu de bengale qu'il faut que tu rallumes trois fois avant qu'il soit tout brûlé.
Comme j'ai tenté de le dire, l’essai ne répond à aucune nécessité individuelle. Je veux dire que je ne ferme pas la télé en me disant qu’il faudrait bien que j’écrive de quoi d’intelligent avant de me coucher. (En fait, c'est ce que je me dis quand je fais de la fiction : « il faudrait bien que je fasse de quoi de beau pour pas me dire que j'ai perdu ma journée ») C'est probablement la raison pour laquelle je n’écris pas beaucoup, je ne sens pas le besoin de me sentir intelligent. En revanche, l’essai répond à une nécessité extérieur, à une urgence de réagir à quelque chose que j'ai vu ou entendu. À ce moment je suis purement guidé par une intuition.

Je n’écris que lorsque je sens l’urgence monter en moi. Je suis une personne assez timide en public, alors je sais pas si ce que je vais raconter vous l’avez déjà senti : vous êtes dans un cours ou une assemblée et soudainement la discussion provoque une sorte de panique sourde chez vous qui vous fait vous crisper sur votre chaise et vous dire : merde il va falloir que je parle, je voulais pas parler mais là je peux pas laisser ça comme ça, il faut que je parle. Moi ça me met mal à l’aise à chaque fois : je me sens poussé par mon désaccord à prendre la parole en public, ce que je n’avais pas du tout prévu faire.

Écrire un essai provient de la même impulsion : on se dit qu’on voulais pas le faire, que ça nous fait chier de le faire, mais que là on peut pas laisser passer ça parce que c'est important et que personne va en parler si on se ferme la gueule. Ça m’est arrivé dernièrement : j'ai entendu à la radio le romancier Jean-François Beauchemin parler de son dernier livre et ça m’a mis le feu au cul. Pas parce que son livre avait l’air mauvais, mais parce que son roman entretient une vision pseudo-théologique de la vie factuelle de Jésus, une vision qui se montre complètement ethnocentrique et dépourvue de sens historique. Cet article, publié dans le dernier numéro de Spirale, n’a à la limite aucun rapport avec Jean-François Beauchemin, mais plutôt avec une certaine complaisance à l’égard de l’histoire qui est intolérable et inadmissible. Je ne sais pas si cet article va être lu, ni par combien de personne, mais je sais que je me devais de l’écrire, que je me le devais à moi-même, parce que j'ai senti qu’il était intolérable de laisser les gens vivre dans cette bêtise de l’absence de sens historique et que si dans cinquante ans on considérait le début des années 2000 comme une époque de cul pour la pensée critique, j’aurai au moins fait l’effort de dire que c'était pas tout le monde qui l’acceptait.
Vous devriez voir ce qui sort dans Google Image quand on cherche "essai": c'est vraiment du gros n'importe quoi de cul.