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jeudi 29 octobre 2015

Refus du prix Spirale Eva-Le-Grand

En juin dernier, le comité du prix Spirale Eva-Le-Grand m’a écrit pour m’informer que mon dernier livre, La vie littéraire, avait été mis en nomination. J’ai demandé qu’on le retire de la liste. Parce que je n’approuve pas ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, l’économie des prix littéraires et que, pour ne pas rester cynique face à cette économie, j’ai fondé une organisation qui s’appelle, comme le livre, l’Académie de la vie littéraire. Le comité a d’abord accepté ce retrait et l’a mentionné en note éditoriale dans le numéro de Spirale paru à l’été 2015.

Mais le comité a ensuite changé d’avis et décidé de m’attribuer tout de même le prix, plutôt que de le donner à un des deux autres auteurs en nomination. J’avais demandé qu’on retire mon nom pour éviter une déclaration publique qui risquerait au final de nous nuire, au prix Spirale et à moi-même. Mais la décision du comité me contraint d’en faire une. Sous la forme d’un essai un peu long, pour éloigner le plus possible de cette histoire les journalistes culturels amateurs de brèves et de communiqués de presse.

On n’en parle pas souvent, mais le principe même des prix littéraires pose problème, comme des prix culturels en général, en musique, en cinéma, en arts visuels, etc. Chercher à récompenser la meilleure œuvre parmi toutes les autres de façon annuelle est une entreprise absurde à plus d’un égard. Pour faire simple, « chercher à récompenser » pose problème, « la meilleure œuvre parmi toutes les autres » pose problème, et « de façon annuelle » pose aussi problème.


1. « Chercher à récompenser »

La question de l’intégrité du jugement des comités qui attribuent les prix est toujours une des premières à réapparaître dès que la pertinence d’un prix culturel ou un autre est remise en doute. Il n’y a jamais besoin de chercher beaucoup pour savoir quel membre du jury connaît personnellement quel finaliste. Mais contrairement à ce qu’on pourrait croire, si un certain favoritisme peut toujours s’exercer, il se manifeste au niveau des préférences esthétiques, et il y a finalement très peu de réel trafic d’influence. L’accusation de copinage et de retours d’ascenseurs est ainsi le plus souvent trop grossière pour saisir le problème de l’économie des prix dans un réseau culturel toujours trop petit pour qu’une séparation objective entre comités et lauréats existe. Pratiquement tous les jurys institutionnels sont dans cette situation. Que les membres des jurys soient des professeurs d’université, des journalistes ou d’autres auteurs, il est strictement impossible au Québec d'instaurer une séparation effective des jurys et des finalistes. S’il y a une paranoïa du copinage, c’est du côté des institutions qu’elle agit, les comités sachant bien que la séparation complète entre juges et parties est impossible et qu’elle ne peut pour cette raison qu’être mise en scène. La crainte qu’on perçoive une apparence de favoritisme pousse aussi les prix dans une sorte de surenchère protocolaire et institutionnelle, comme pour cacher le plus possible au public le spectacle banal de cette familiarité qui risquerait de miner la qualité du jugement.

Cet état de fait, l’impossibilité de séparer jury et finalistes, place les prix littéraires québécois dans une situation difficile : seul un jury de non-professionnels serait objectivement en mesure d’assurer cette séparation, mais il en perdrait du même coup sa crédibilité. Le jury des soirées de slam se trouve dans cette situation : choisi au hasard parmi le public d’une compétition, il a statistiquement toutes les chances de ne pas connaître personnellement les performeurs qu’il jugera, mais cette méthode déplace radicalement la manière de juger du slam vers des critères « grand public », favorisant tantôt le pathos, tantôt l’humour facile, ou encore une rhétorique simpliste frôlant trop souvent la démagogie. Le Prix littéraire des collégiens cherche lui aussi à restaurer l’intégrité du jugement en assurant la séparation entre les finalistes et un jury nombreux, composé des étudiants d’une cinquantaine de cégeps de la province. Mais il le fait sans remettre en question ce petit comité de professionnels qui en amont sélectionne les œuvres en lice.


2. « La meilleure œuvre parmi toutes les autres »

Lorsqu’on réfléchit aux prix littéraires, on s’aperçoit que la séparation entre jury et finalistes n’est un problème que dans la mesure où toute attribution de prix repose sur un jugement de goût, jugement esthétique nécessairement arbitraire puisque les œuvres ne s’évaluent que qualitativement. Ce que cache en fait cette séparation, c’est l’impossibilité de comparer entre elles des œuvres forcément singulières. Or la singularité est le critère principal de sélection des œuvres mises en nomination, puisqu’on les distingue précisément en écartant toutes les autres. Mais un système de prix mettant en compétition un nombre restreint d’œuvres (de trois à cinq, d’ordinaire) se retrouve aux prises avec un deuxième problème, tout aussi insoluble. Comment ces trois, quatre ou cinq œuvres peuvent-elles être réellement singulières, c’est-à-dire ne ressembler à aucune autre, tout en demeurant comparables, de sorte qu’une d’entre elles soit en fin de compte plus susceptible que les autres de mériter le prix ?

Parler « d’une meilleure œuvre », c’est révéler le caractère fondamentalement arbitraire de tout jugement de goût. Et c’est malheureusement lorsqu’ils mettent l’accent sur cette méritocratie absurde que les prix culturels obtiennent le plus de visibilité dans le circuit médiatique culturel. Les médias de masse n’ont plus ni le temps de parler des œuvres, ni l’intérêt pour leur singularité, ni la patience pour le culturel en général, que fuient désormais les annonceurs. Certaines œuvres mériteraient pourtant qu’on parle d’elles plutôt que de telles autres. Certains livres, films, pièces, albums posent des questions, débusquent des problèmes qui ne pouvaient pas être mis au jour autrement. Et l’histoire culturelle ne conserve en général que ces œuvres qui posent une question, assurément pas celles qui sont mieux écrites ou « plus maîtrisées » que les autres.


3. « De façon annuelle »

Les prix institutionnels posent enfin un troisième problème. Ils instaurent une temporalité cyclique dans des champs de création artistique dont la forme est celle du devenir et non de la répétition. La temporalité cyclique appartient au monde du travail, du commerce, des médias. C’est parce qu’ils se conforment à cette temporalité cyclique que les prix littéraires annuels reçoivent un peu de visibilité en librairie et dans les médias. Identifier pour chaque année une œuvre artistique qui se démarquerait des autres est en soi un exercice intéressant. Mais lorsque cet exercice devient systématique, son absence de fondement méthodologique autant qu’esthétique apparaît. On le constate dès qu’on considère une série d’œuvres primées par une même institution. Avec un peu de recul historique, il est impossible de ne pas voir à quel point la plupart des prix se trompent sur leur époque. Pas dix noms remarquables sur la centaine de lauréats du Goncourt, et, bien qu’ils soient plus jeunes, les lacunes des prix littéraires québécois les plus prestigieux deviennent chaque année un peu plus apparentes à mesure que le tri se fait dans les œuvres importantes des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. À long terme, tous les prix fondés sur les genres littéraires perdent leur crédibilité quand la liste des récipiendaires oubliés par l’histoire s’allonge et montre à quel point les entreprises soi-disant les plus sérieuses sont à peu près toutes passées à côté de leur époque. Il est assurément difficile, peut-être impossible, de faire l’histoire en direct, mais la sensibilité qui préside au jugement est aussi prisonnière de l’institution qui choisit les membres du comité, comme elle est prisonnière de la charte qui circonscrit le prix à un genre, une tranche d’âge, une catégorie donnée. Il y a des années maigres en art, des périodes creuses pour le roman, pour la poésie, pour la musique ou la peinture, le cinéma de genre ou la sculpture. La temporalité cyclique des prix fait en sorte que très souvent des œuvres des périodes creuses sont récompensées à partir du capital symbolique constitué lors des périodes foisonnantes et que celles des périodes foisonnantes apparaissent trop vite pour que les prix adaptent leurs jugements de goût afin de les reconnaître et les récompenser.


Un refus au nom de l’Académie de la vie littéraire

Chaque prix littéraire essaie de composer comme il peut avec ces contradictions. C’est la raison pour laquelle j’ai d’abord tenu à refuser discrètement la nomination de La vie littéraire pour le prix Spirale Eva-Le-Grand. Je ne souhaitais pas dénoncer ce prix en particulier, mais plutôt manifester ma volonté de ne pas participer à l’économie générale des prix littéraires. Il est en effet tout à l’honneur du prix Spirale Eva-Le-Grand de ne sélectionner que des œuvres qui ont fait l’objet d’un article dans la revue, soit d’un travail de réflexion critique faisant apparaître quelque chose des questions qu’elles soulèvent et, donc, quelque chose de leur singularité. Mais ce prix, comme pratiquement tous les autres, prétend lui aussi à la séparation des jurys et des finalistes, et utilise lui aussi le système des nominations, qui force l’élection d’une œuvre singulière parmi d’autres œuvres singulières.

Je voudrais terminer en précisant ceci : je ne souhaite pas refuser ce prix sous prétexte qu’il n’est pas parfait selon mes propres critères. Il m’est plutôt impossible présentement d’accepter aucune nomination, encore moins un prix. Pour ne pas sombrer dans le cynisme et la mauvaise conscience à l’égard de cette économie des prix qui m’a toujours mis mal à l’aise, j’ai fondé en 2008 l’Académie de la vie littéraire, qui cherche à résoudre de plusieurs manières les apories de la récompense symbolique. Notre jury ne cherche pas à effectuer de séparation avec les lauréats. Bien au contraire, nous cherchons à créer des liens de communauté à travers la remise annuelle de nos prix. D’où le nom d’Académie de la vie littéraire, d’une communauté qui serait moins celle des auteurs que celle de démarches artistiques qui explorent les potentialités esthétiques du présent. Nous n’avons pour cette raison jamais mis en place de système de nominations, considérant que chaque œuvre récompensée pose à sa manière une question, développe une potentialité, même toute petite, qui lui donne sa singularité. Nous ne nous sommes jamais non plus contraints annuellement à respecter des catégories ou à remplir des critères de sélection, tout cela pour permettre de laisser arriver la littérature qui se fait aujourd’hui et tenter de saisir la pertinence de ces singularités qui apparaissent plutôt que de reconduire la permanence de genres littéraires à travers des catégories fixées d’avance. Depuis sept ans, nous avons travaillé d’arrache-pied, Catherine Cormier-Larose et moi (épaulés pendant un temps trop court par Vickie Gendreau), pour faire de l’Académie de la vie littéraire un projet qui donne une représentation de cette littérature québécoise que nous avons tant voulu voir advenir et dont nous avions si longtemps déploré l’absence. Aussi, je ne peux m’empêcher de penser qu’à ce moment-ci de la jeune histoire de l’Académie, accepter un prix ailleurs serait d’une certaine manière faire retomber notre projet au statut de « pied de nez délicieusement irrévérencieux » que l’« underground » ferait aux prix institutionnels plus sérieux. Nous ne sommes l’underground de personne, nous faisons tout en notre pouvoir pour que l’Académie de la vie littéraire raconte son époque du mieux qu’elle peut sans égard à ces autres instances sans doute plus prestigieuses mais compromises dans une économie symbolique qui n’a rien d’éblouissant. S’il faut refuser des prix pour qu’on nous prenne au sérieux, je le ferai et le referai encore.

Il y a aussi que ce livre que le prix Spirale voulait récompenser porte à peu de choses près le même nom que l’Académie. Il cherche lui aussi à critiquer une certaine économie du livre et de l’institution littéraire qui me semble nuire à l’apparition des potentialités esthétiques propres à notre époque. Je remercie le jury du prix Spirale Eva-Le-Grand d’avoir considéré la valeur essayistique de ce qui au premier regard a toutes les apparences d’une fiction littéraire ; mais accepter ce prix me placerait en contradiction avec cette forme d’engagement littéraire qui me tient à cœur. Pour les raisons que je viens d’évoquer ici, je me sens l’obligation morale de le refuser. Je me le dois à moi-même, mais aussi à tous ceux que nous avons rassemblés au fil des années et que nous rassemblerons encore autour de l’Académie de la vie littéraire.

Je tiens en terminant à m’excuser sincèrement auprès de la famille de madame Eva Le Grand, dont ce prix honore la mémoire.