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mardi 1 mai 2012

La 20 vs. la 132

Je viens tout juste de publier un article de fond dans le dernier numéro de Liberté intitulé "Ruralité trash", un essai sur ce qui m'apparaît être un authentique courant littéraire actuel, porté par des poètes comme Alexandre Dostie, Marjolaine Beauchamp et Erika Soucy. Je me suis donné à fond parce que c'est à mon sens un petit événement dans l'histoire littéraire québécoise.
Je mets ici un extrait de cet essai qui, incidemment, ne parle pas de ces oeuvres mais du type de paysage dont elles parlent et où elles s'ancrent.

Le regard et l'oubli

Il est étonnant que le tourisme, pourtant fondé sur l’expérience sensible, sur la nécessité de se rendre physiquement sur place pour avoir la pleine expérience de l’espace et du paysage, travaille pourtant dans le sens d’une éclipse du regard qu’on peut avoir sur le territoire. Le tourisme en effet travaille le regard, organise la visibilité rurale, cachant certains paysages pour en montrer d’autres, façonnant les attentes du vacancier de manière à ce que les détails du trajet qui ne correspondent pas à ce que l’on désire lui montrer ― ces paysages romantiques et les poncifs environnementaux qu’on y associe ―, lui demeurent imperceptibles. On donnera ainsi à voir les productions du terroir plutôt que les grands espaces d’exploitation industrielle, la fermette d’alpagas plutôt que les mégaporcheries, les sentiers aménagés, mais pas les routes dangereuses des compagnies forestières, etc.
La construction de l’autoroute 20 dans les années 1960 est historiquement significative de ce point de vue. Sur cette autoroute, il n’y a à proprement parler rien à voir. Les paysages qui la bordent ne sont pas faits pour qu’on s’y arrête. Construite pour le transport des matières premières, elle sert surtout de nos jours à transporter les matières transformées des grands centres vers la périphérie, et, durant les mois d’été, les touristes à qui on ne présente que les territoires aménagés à leur intention, guère plus. Entre Montréal et la Gaspésie, où elle devrait aboutir dans une avenir rapproché, cette autoroute ne traverse aucune ville sinon le quartier industriel de Drummondville et une frange de banlieues satellites autour de Québec. La route est droite, bordée de boisés dépouillés de tout signe qui en permettrait la singularisation, et ce n’est que tout au loin qu’on devine des villages sans nom, sans identité, et quelques éléments géographiques, comme les Appalaches, l’île d’Orléans, que l’on distingue à peine, comme dans un engourdissement pâteux. La 20 a été conçue, comme toutes les autoroutes, dans un souci fonctionnaliste qui ne cède rien à l’imaginaire.
La route 132, qui longe l’autoroute et fait le tour de la Gaspésie est plus engageante pour le regard du touriste. On y frôle des maisons, on peut apercevoir les entrées, les cours arrière, on traverse les villages, et c’est seulement dans ce bref moment qui sépare le lieu de départ de la destination programmée pour le touriste que la campagne laisse voir un instant le territoire habité.
Ce sont ces espaces que nous donne à voir une suite poétique impressionnante de Marie-Josée Charest parue dans la revue Jet d’encre, au printemps 2011. Quiconque a porté un jour attention à ces paysages jouxtant la 132 y reconnaîtra la justesse du regard de Charest : elle aligne les vers comme défilent les terrains le long de la route, sorte d’écotone dérangeant qui expose aux regards anonymes des automobilistes la vie privée des habitants.

caps de roue
camion de la ville
main sur le volant
poubelle bleue
chaises de patio
téléphone public
sapins arrachés lancés sur le bord de la route
maçonnerie
coupole
et un banc de bois
placé pour regarder la route
et nous
car nous sommes ce qui défile
(« mais la terreur surgit de nulle part », p. 125)

Ces espaces ruraux du Québec, espaces de campagne, de petites villes et de villages, apparaissent comme des non-lieux pour notre société postindustrielle, des terrains en friche, laissés dans un semi-abandon par cette économie mondialisée qui n’en a pas besoin. Sur ce territoire en trop ne règne à perte de vue que la misère ordinaire des régions. On trouve bien des fermes, des scieries, quelques usines de première transformation, mais elles exploitent à des prix dérisoires des ressources trop peu abondantes pour soutenir durablement l’économie locale. En complément à ces maigres apports économiques, des bureaux gouvernementaux, de chômage ou de « gestion de la ressource », des hôpitaux, des hospices et quelques commerces de première nécessité forment l’essentiel du tissu économique régional. Le reste n’est que désœuvrement et tentatives d’y échapper, et, sur ces routes qui ne sont pas destinées aux touristes, entre les maisons abandonnées, les granges désarticulées et les cours à scrap de fortune, des bungalows et des terrains bien entretenus apparaissent, fragments d’une banlieue égarée en pleine campagne, où des individus jouent comme ils le peuvent à la classe moyenne. On y tond une pelouse d’un vert émeraude artificiel, entourée de boisés de conifères vert profond ; on y attend le jour où l’eau de la piscine montera enfin à 80 °F, en retirant sans relâche à l’épuisette les feuilles et les brindilles qui flottent à la surface.


Le reste de l'article se trouve dans Liberté, no 295.

PS. Je retranscrivais ces trucs sur la 20 et ça m'a rappelé cette parodie de pub de RBO.

2 commentaires:

Benoît Melançon a dit…

Tout le texte est à lire, pour les propos sur la «brutalité du regard» et la «dureté sans concession» comme pour l’évocation du rapport des poètes de la «ruralité trash» à l’œuvre de Patrice Desbiens et pour la mise en rapport de la poésie avec l’économie et le tourisme. Stimulant.

Doctorak, go! a dit…

Wow! Faudrait que je fasse une affiche de promotion pour l'article juste pour y mettre la citation!