On pouvait entendre récemment à l’émission « Les années lumière » (la seule émission que j’aime inconditionnellement à Radio-Canada) une entrevue avec Pascal Nouvel, biologiste, au sujet d’une histoire des amphétamines qu’il a publiée récemment (Histoire des amphétamines, PUF, 2009). Alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que son histoire suive les développements scientifiques et techniques, il prend plutôt le point de vue des usages et des rapports que notre culture entretient avec le corps et la conscience. Car l’histoire qu’il construit n'est pas celle des utilisations médicales des amphétamines mais celle de leur usage récréatif comme psychotrope et modificateur de comportement, ce qu’il nomme à un moment la « pharmacologie de la conscience ».
C’est la raison pour laquelle il fait commencer l’histoire de l’utilisation des amphétamines non pas à leur invention mais à un roman, The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde de Robert Louis Stevenson. Comme toute la littérature fantastique du 19e siècle et du début du 20e, ce roman apparaît régulièrement dans les bibliographies de ce courant critique qui considère la littérature de ce point de vue d’une histoire de l’évolution du rapport au corps et à la conscience, avec Frankenstein de Shelley, les nouvelles de Poe comme "La vérité sur le cas de M. Valdemar", "le Horla" de Maupassant, les romans de H.G. Wells, "Le Golem" de Meyrink ou "La métamorphose" de Kafka. Pascal Nouvel indique que le roman de Stevenson marque un tournant définitif dans l’histoire des amphétamines parce qu’il a permis de cristalliser dans l’imaginaire l’idée que la mentalité d’un individu pouvait être altérée instantanément d’une manière significative, alors que toute l’histoire de la conscience jusqu’ici s’appuyait sur la notion de travail sur soi héritée de la pensée stoïcienne et chrétienne.
Comment s'est produite cette cristallisation? Pourquoi à ce moment et pourquoi cela s’est-il produit chez Robert Louis Stevenson? L’excellent article du Wikipedia anglais consacré au roman donne des détails intéressants sur la rédaction de The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde. Le récit qui nous en est resté est théâtral: Stevenson aurait d'abord fait un terrible cauchemar et sa femme l'en aurait réveillé pour se faire dire d'un air fâché: "pourquoi m'as-tu réveillé? Je rêvais une excellente histoire à faire peur et j'en étais à la scène de transformation". Il aurait plus tard écrit la premiève version du roman en trois jours, en aurait lu à moitié à haute voix dans une espèce de transe et l'aurait brûlé ensuite après que sa femme lui ait formulé quelques critiques. On pourrait aisément douter de la véracité de cette histoire. Elle entre trop facilement dans le cliché romantique de l'inspiration et que viendrait légitimer après-coup la fortune du roman. On pourrait en douter si ce n'était de ce détail: Stevenson aurait ensuite récrit en quelques jours la seconde version, supposément sous l'influence de la cocaïne qu'on lui avait prescrite pour soigner une hémorragie. L'histoire rocambolesque de cette rédaction devient soudainement fascinante et vient en même temps confirmer l'intuition de Pascal Nouvel au sujet de l'importance fondatrice du roman de Stevenson. Car la commercialisation de la cocaïne comme médicament a véritablement commencé à l'époque de Stevenson (elle ne sera interdite que des années plus tard). En 1884, Freud (qui en usait, c'est très connu) publiait un essai sur le sujet. Dans ce contexte, le roman de Stevenson apparaît d'une manière fascinante: la cocaïne serait quelque chose comme l'inconscient du roman. Elle y construit tout l'espace de conscience, sans pourtant y apparaître nommément parce que la nouveauté du ses effets était tout simplement encore impensable pour l'époque.
La transformation de mentalité n'est cependant pas le thème principal du roman de Stevenson. À ce qu'il paraît, il voulait depuis longtemps écrire une histoire sur les rapports entre le bien et le mal. Ce thème du bien et du mal s'est maintenu dans la critique contemporaine de The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, mais il est aujourd'hui impensable de ne pas y inclure celui de l'inconscient. Considérant l'usage que Freud faisait lui aussi de la cocaïne, on ne peut que rester surpris à l'idée que l'histoire de l'inconscient est peut-être secrètement liée à celle de la cocaïne, une drogue pourtant apparemment on ne peut plus éloignée du "ça" parce que célébrée pour les effets qu'elle procure sur le moi qu'elle renforce momentanément. Ce moi hypertrophié du sujet sur la coke a peut-être signé l'arrêt de mort définitif du sujet cartésien lorsqu'il a soudainement perdu son caractère immuable et fondamental. Dr Jekyll sur la coke ne peut plus revenir au "je pense donc je suis" cartésien, il ne sait plus qui il est. Il fait alors basculer tout l'Occident dans l'incertitude du sujet.
C'est un excellent roman. Il est en ligne en français, comme en anglais. Il existe même une version lue à haute voix en anglais.
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