J'ai parlé de K Foundation Burn a Million Quid du point de vue de l'éthique de l'artiste. Mais si on replace l'action non plus dans l'art mais dans l'histoire et dans le rapport à l'industrie qu'entretenait the KLF, l'action prend un sens complémentaire.
La mythologie autour de laquelle s'est constitué The KLF est complexe et confuse. Ils se sont d'abord appelé The Justified Ancients of Mu Mu, du nom d'un groupe fictif de conspirateurs, pour ensuite s'appeler The Timelords dont l'unique projet cynique était d'écrire un numéro un. Ce qu'ils ont réussi avec "Doctorin' The Tardis". Ce n'est qu'ensuite qu'ils prirent le nom de The KLF en continuant toujours d'entrecouper les références à l'ordre de Mu Mu et aux Timelords. Ce qui unit les trois entités, c'est d'abord l'utilisation d'extraits musicaux aisément reconnaissables (qui se sont plus tard appelés "Plunderphonics") que Bill Drummond et Jimmy Cauty récupéraient de la manière la plus cavalière et la plus cynique, dans le but avoué de repasser au public la scrap qu'ils pop nostalgique qu'ils aimaient entendre. Ainsi, les extraits du thème de Doctor Who (ça se passait en Angleterre), des Monkees, de Gary Glitter et des Pet Shop Boys se retrouvaient garrochés dans le mix d'un genre du pire party-rap-dance cheap du début des années 90 (sérieux, vous êtes pas obligés de cliquer).
De l'avis même de Drummond et Cauty, la carrière de KLF est une arnaque destinée à prouver que sans argent, avec seulement un sampler et aucun amour propre, n'importe qui est capable de percer dans l'industrie de la musique. Le nom même de The KLF est l'acronyme d'un affront, "the Kopyright Liberation Front" en même temps qu'une parodie des acronymes industriels sans identité. Bien que KLF ait rapidement tenu à se dissocier de tout mouvement pro-sampling, c'est pourtant tout à fait par là que s'explique la posture et la démarche du groupe. La génération du punk anglais avait compris que le rock était mort, tué par son industrialisation, mais continuait néanmoins de croire, même d'une manière paradoxale, à son efficacité symbolique. En découvrant toute la puissance potentielle du sampling une génération plus tard, The KLF ont eu une vision peut-être plus traumatisante encore: à cause de lui, non seulement l'industrie de la musique était-elle à son crépuscule, mais elle allait entraîner aussi le statut de l'artiste pop dans son déclin.
Dans une culture où le sampling est désormais à la portée de tout le monde, la musique se partage et se modifie dans une sorte de communautarisme révolutionnaire où même l'auteur est dépossédé de sa propriété intellectuelle. Bien sûr, son nom demeure toujours attaché à son oeuvre, mais il possède le même statut de matériau symbolique partageable et modifiable. Dans cette culture, le seules créateurs sont ces archivistes nouveau genre, anonymes et bénévoles, qui font circuler les oeuvres en les modifiant au goût du public qui les fait circuler.
Dans cette culture, même si la musique pop conserve une valeur esthétique, elle n'a plus aucune valeur économique, ni aucune valeur de nouveauté. Dans cette culture, être artiste de la pop n'a jamais été aussi facile, les matériaux, la technique et les outils sont à la portée de tout le monde. Tout le monde peut devenir artiste s'il décide d'y consacrer sa vie, à cette seule condition qu'il accepte que le succès sera seulement possible pour ceux qui renonceront d'avance à tout bénéfice, symbolique ou économique. Le seul statut possible pour l'artiste de notre époque sera donc celui du struggling artist. Est-ce que cette conclusion que KLF a tiré de l'industrie de la musique vaut pour le milieu des art et de la littérature? Il est peut-être encore trop tôt pour le dire, mais plusieurs signes indiquent que leur destin ne sera pas différent.
Ainsi, par ce feu de foyer allumé avec des rouleaux de 5 000 livres dans une île perdue d'Écosse en 1994, K Foundation inauguré cette époque dans laquelle nous vivons aujourd'hui et dans laquelle nous mourrons peut-être, l'époque du classicisme culturel.
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