Tout au long du mois de septembre, Patrimoine PQ en collaboration avec Doctorak, Go! vous présentent un survol de la musique underground québécoise en 10 albums.
Kaméléon ne constitue pas le premier album québécois faisant un usage extensif du synthétiseur analogue amalgamé à une rythmique disco-glam. Considérant qu'il est sorti en 1982, soit la même année que Pied de poule de Marc Drouin et les Échalottes, il n'est pas non plus le plus important. Mais alors que Pied de poule utilisait la musique électronique d'une manière lyrique, cherchant un contrepoint musical à des textes racontant l'aliénation de la jeunesse dans la cruauté et la froideur des grandes villes, Kaméléon fait de la musique électronique son sujet, annonçant une révolution dans une sorte d'euphorie futuriste qui proclame la venue d'un nouveau mode de sensibilité proprement machinique. À ce titre, la filiation la plus évidente de Kaméléon est à chercher du côté de Jean-Jacques Perrey en France, Kraftwerk en Allemagne et Yellow Magic Orchestra au Japon, qui tous ont proclamé à leur manière l'avènement du post-humain par l'entremise d'une connexion homme-machine. L'euphorie de cette révolution futuriste de l'électronique est cependant loin d'être utopique dans Kaméléon, elle est véritablement prise au sérieux, arpentée dans tous ses aspects. Cet album constitue pour cela un cas très rare de réflexion par la chanson où la musique autant que les textes se répondent, se lient et se confrontent dans une sorte de combat où les tensions entre passion et doute profond sont mises en évidence. La texture des paroles est elle-même littéralement inouïe, mélange hétéroclite de fragment de science-fiction, de poésie surréaliste spontanée et d'un imaginaire populaire joual qui détonne mais trouve étonnamment sa place et semble poser cette question: comment la singularité de l'expérience humaine, nationale, subjective, peut-elle résister de l'intérieur aux pressions euphoriques de la déterritorialisation par la machine? Les paroles de "Microcosme" sont exemplaires de la mise en scène des tensions présentes dans l'euphorie du devenir-machine entre l'abandon physique et la sourde angoisse de ne pas savoir où tout cela va nous mener:
venez donc jouer
bougez donc la peau
arrachez vos vêtements
déchirez vos tympans […]
microcosme musique
allergie érotique
on est tous sur la piste
pile-moi pas sur les pieds
c'est bien trop petit pour bouger comme on veut
on va finir par se faire écraser
comme les oiseaux dans ces beaux poulaillers.
Mais mais mais, si ce disque est aussi important, pourquoi Kaméléon a-t-il été si injustement oublié? Parce que la révolution de sensibilité électronique qu'il annonce et questionne n'a jamais eu lieu au Québec. Du moins pas sous cette forme. On verra plutôt quelques années plus tard le mauvais goût grossier de producteurs sans imagination remplacer les guitares par des Yamaha DX7 et insérer de timides orchestrations midi dans des structures de chanson résolument rétrogrades dont Un trou dans les nuages de Michel Rivard (1987) ou Menteur de Jean Leloup (1989) sont des exemples de cet échec lamentable qui conduira directement à leur discrédit dans les années 90. Seul peut-être El Mundo de Mitsou (1988) pourrait-il constituer un lointain représentant de ce courant mort dans l'oeuf. On y retrouve la même inventivité pop électronique, la même légèreté dansante, sans toutefois cette richesse curieuse qui fait de Kaméléon un album si fascinant.
Cependant, même si la révolution annoncée en 1982 par Kaméléon n'a pas eu lieu, ce n'est véritablement qu'aujourd'hui qu'on peut prendre la mesure de sa vision. Cette euphorie de l'homme-machine, on la retrouve aujourd'hui dans cette culture geek qui recycle, ressasse et célèbre la sensibilité non plus de l'électronique mais de l'information. Dans cette perspective, Kaméléon garde toute sa puissance d'évocation et son charme visionnaire. La structure mélodique des riffs répétitifs d'"Anachronisme", de "Rouge barbelé" et de "Génocide généthliaque" sauront toucher les amateurs de rétrogaming 8-Bit. Il faut aussi souligner l'étrange atmosphère à la fois cocasse et triomphante d'"Omnibus cactus", qui célèbre un fouillis langagier de mots se terminant en -us. Cette curiosité rappelle assurément cette passion insatiable et extravagante de la culture geek pour l'information excentrique et raffinée, et la spontanéité déconstruite de la juxtaposition de ces mots en -us répond quant à elle à cette sensibilité pour l'information inclassable et désordonnée à laquelle nous a habituée la structure de l'hypertexte.
5 commentaires:
Salut...
Je suis le "chanteur" de ce groupe Kaméléon et te remercie d'avoir fait cette analyse aussi précise de ce "geste" que nous avons commis en 1982.
Analyse extrêmement bien construite de cet album qui hante toujours mes souvenirs. Je me suis longtemps demandé pourquoi en effet il n'y avait pas eu de suite a ce mouvement qui m'apparait maintenant dans toute sa splendeur avant gardiste.
Merci encore a toi et a dendb
Bien que ce soit un 33 tours, j'ai toujours écouté cet album au 45 tours. Je peux vous dire qu'on a eu ben du fun et qu'on en a rit une "chotte". Merci Kaméléon d'avoir animer ces superbes soirées.
J'adore vraiment la chanson Génocide Généthliaque , et j'aimerais pouvoir ecouter l'album entier . Ou puis je trouver l'album ?
J'ai ce vinyle, toujours en bon etat. S'il y en a que ca interesse...
Enregistrer un commentaire