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lundi 30 novembre 2009

L'histoire secrète du piano mécanique

Il neige, Gilles Carle est mort, Dubaï est en faillite, les Suisses sont majoritairement intolérants, si le monde a besoin de quelque chose en ce lundi, c'est bien de l'histoire secrète du piano mécanique.

La prolétarisation du pianiste

Le piano mécanique est, dans l'imaginaire populaire, un artéfact d'antiquaire. Comme dirait le vieux Ben Kenobi, c'est l'instrument noble d'une époque révolue, associé aux saloons, au ragtime et à Claude Léveillé. Mais les pianos mécaniques n'avaient rien d'élégant à leur époque, c'était plutôt un novelty assez grossier pour ces tripots qui n'avaient pas les moyens ou la patience de faire jouer des musiciens dans leur établissement. Il y a pour cela, derrière cette "belle aventure des pianos mécaniques", une version moins connue de leur histoire intimement liée à l'industrialisation de l'Occident. Car le piano mécanique est une des premières extensions musicales de la révolution industrielle du dix-neuvième siècle, premier moment de ce que Bernard Stiegler appelle la "prolétarisation" de l'artiste puisque l'interprète se voit peu à peu marginalisé du processus de diffusion de la musique pour entrer dans cette catégorie des simples employés écartés par la mécanisation. Le piano mécanique est encore plus directement lié à l'histoire de la révolution industrielle puisqu'il utilise le même procédé de carte perforée du métier à tisser de Jacquard, qui fait souvent figure de marque historique inaugurale de la révolution industrielle.

Piano mécanique et avant-garde

Mais le piano mécanique serait sans doute demeuré dans les coulisses de l'histoire comme ce poncif de saloon de western cheap si tout un tas de musiciens d'avant-garde n'avaient pas développé une fascination particulière pour l'instrument et n'avaient pas entamé tout un processus de détournement de sa fonction de divertissement de masse. C'est en effet moins pour son caractère industriel ou même pour ses qualités sonores que le piano mécanique a été redécouvert, mais bien pour les possibilités techniques qu'il offrait au compositeur. Comme objet de divertissement de masse, le piano mécanique s'écrase complètement dans les années 30, puisque le phonographe et la radio représentent des alternatives plus efficaces. Mais exactement comme Aphex Twin, les pionniers du techno de Detroit et toute une génération de musiciens électroniques écumaient les antiquaires, les ventes de garage et les pawn shops à la recherche des premiers instruments électroniques, tout un tas de compositeurs classiques ont fait à une autre époque la même chose avec le piano mécanique. Et pas les plus inconnus: Rachmaninoff, Stravinsky et Ligeti (attention, c'est complètement malade ce que Ligeti a fait avec ça), ont tous exploré le potentiel du papier perforé.
Mais le plus grand des plus grands de ce mouvement est un Américain du nom de Conlon Nancarrow qui a poussé le plus loin le potentiel formel du piano mécanique. Il paraît que c'est par pur mépris pour les interprètes de son époque qu'il s'est rabattu sur le piano mécanique, incapable qu'il était de trouver des pianistes à la hauteur des exigences techniques de son style. Mais rapidement, la musique de Nacarrow quitte complètement le domaine de l'interprétabilité: elle s'accélère et la polyphonie ne se limite plus au registre limité de notes que peuvent produire un ou deux pianistes sur un même piano. Et puis Nancarrow tire vraiment profit de l'absence d'accentuation du piano mécanique: toutes les notes sont frappées avec la même intensité, renforçant la facture formelle anti-pathos de sa musique. C'est d'ailleurs vraiment fâchant que le seul album d'études pour piano mécanique de Nancarrow que possède la bibliothèque nationale soit une transcription pour deux pianistes qui font vraiment une sale job en réinvestissant sa musique de toute une palette affective qui rend le tout franchement ridicule.

Le codage et l'atomisation du jeu

Mais on ne pouvait quand même pas redécouvrir le piano mécanique a tous les dix ans, d'autant plus qu'ils devenaient de plus en plus difficiles à trouver dans les marchés aux puces. Était-il destiné à l'oubli et aux musées de la musique? C'est ce que je croyais jusqu'à ce que je tombe il y a quelques temps sur une vidéo qui m'a complètement jeté sur le cul:


Du point de vue technique, la réalisation frappe l'imaginaire: l'utilisation du piano comme clavier de fréquences pour digitaliser la voix, voilà assurément cette chose inattendue dont le monde a besoin en ce lundi matin (^o^). Il ne s'agit pas en fait à proprement parler d'un piano mécanique vintage mais plutôt d'un piano mécanisé par tout un système de marteaux qui frappent à même les touches d'un piano classique, car la vitesse de déroulement de la partition perforée ne pourrait suivre le rythme impossible nécessaire pour produire la synthèse vocale. Le tout est relié, comme on peut le voir dans la vidéo, à un système informatique. Mais il n'y a pas que la prouesse technique, car ce détournement du principe du piano mécanique constitue une sorte d'aboutissement de toute son histoire. Du point de vue musical, on se trouve ici dans une filiation peu évidente mais néanmoins directe avec les partitions de Nancarrow et Ligeti: le jeu s'accélère au-delà des limites de l'interprétation humaine, la longueur des notes est littéralement vaporisée, atomisée dans un nuage de millièmes de secondes qui renvoie par là directement aux "clusters" des compositions mathématiques de Iannis Xenakis. Ainsi, dans un geste paradoxal mais qui me semble tout à fait représentatif de notre époque esthétique, l'accélération du langage formel et non figuratif de l'avant-garde du vingtième siècle aboutit aujourd'hui à un processus de re-figuration, à un retour à la représentation par le biais de l'accélération des moyens technologiques.
D'autre part, cette utilisation du piano mécanique constitue aussi un retour à ses racines industrielles. Car si l'instrument a d'abord fasciné ces chercheurs, c'est parce qu'il possède un lien charmant avec l'histoire de l'informatique, avec le codage des machine qui passe aussi par les cartes perforées de la machine de Jacquard. Car le piano mécanique a aussi été considéré comme support d'information. Il a joué un rôle majeur dans la préservation des premières pièces de stride et de ragtime, pour lesquelles il n'existait pas d'autre transcription en partition.

Lorsqu'on la considère sous cet angle de l'hyper-accélération et de la déshumanisation de l'interprétation, l'histoire du piano a l'air terminée. Les qualités affective de son jeu simple et émotif, qu'incarnent Chopin, Schumann et Debussy, est définitivement derrière nous, ne pouvant plus aujourd'hui qu'être évoquées, connotées; et ce piano formel et complexe est devenu impossible à interpréter, de sorte qu'on ne pourra plus jamais en jouer. Le piano a perdu face au séquenceur et n'est plus aujourd'hui que le souvenir mélancolique et complètement creux d'une musique lyrique qui n'a jamais tout à fait existé. Le piano, donc, c'est terminé. Out. C'est amusant à affirmer, mais ça veut simplement dire que toute la place est libre pour qu'on lui retrouve une nouvelle fonction. Et à force de taponner dedans comme John Cage, quelqu'un va bien finir par trouver quoi faire d'actuel avec le piano.

2 commentaires:

Aimée V. a dit…

Ma tante a encore le piano mécanique de ma grand-mère... avec plein de rouleaux et il est tout désaccordé :)

Doctorak, go! a dit…

Aphex twin aimerait bien passer chez ta tante. Je lui donne ton adresse courriel?